Le commerce alimentaire indépendant au bord de la crise

Le libre-service indépendant en alimentation, franchisé ou non, doit relever plusieurs défis, de la croissance de l'e-commerce à la lutte contre le vol en magasin. Pour ses 25 ans, l'organisation représentative Aplsia dépose son premier cahier de revendications politiques.

Thierry Evens

Luc Bormans, président Aplsia.

C'est à l'initiative de l'UCM que l'Association professionnelle du libre-service indépendant en alimentation (Aplsia) est née en 1993. Les syndicats voulaient imposer à l'ensemble du secteur du commerce une commission paritaire unique. Les magasins de proximité, à taille humaine, avaient besoin pour survivre et grandir de davantage de souplesse. Les commissions 201, 202.01 et 119 ont été créées pour le commerce indépendant en alimentation et Aplsia est devenue l'interlocuteur patronal dans ces instances. À ce titre, elle cogère les fonds sociaux qui soutiennent la formation du personnel, accordent des primes à l'emploi (jusqu'à 1.800 euros) et peuvent intervenir dans les frais de garderie des enfants.

La majorité des quelque 200 membres Aplsia sont des franchisés de grandes enseignes (Carrefour, Spar...) ou des affiliés Delhaize (plus autonomes que leurs collègues). L'association affilie aussi des commerçants indépendants en alimentation, bio ou non. Les réalités et les problèmes rencontrés, avec le personnel ou par rapport à l'Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca), sont semblables.

Aplsia siège dans trois commissions de concertation et de consultation de l'Afsca. Elle occupe un siège également au Conseil supérieur des indépendants et des PME et au Comité de la distribution. Elle collabore avec les centres IFAPME, pour les jeunes en alternance mais surtout pour la formation continuée des salariés. Elle siège enfin à la Commission d'arbitrage en charge des questions délicates de franchise. Les relations entre les enseignes et les indépendants sur le terrain ne sont pas toujours simples...

Aplsia joue aussi un rôle de lobbying auprès des décideurs politiques. Elle a des contacts avec des ministres, des parlementaires, des bourgmestres... "Si vous voulez que les choses changent, vous devez vous adresser aux gens qui peuvent faire changer les choses", explique le président Luc Bormans.

Une enquête très inquiétante

Afin d'objectiver la situation du commerce indépendant en alimentation, Aplsia a commandé une enquête. En collaboration avec le magazine Retail Gondola, 1.932 responsables de magasins ont été personnellement contactés, dans tout le pays. En même temps, 370 bilans financiers de supermarchés, déposés à la Banque nationale, ont été analysés pour les années 2014 à 2016.

La conclusion est dure : un magasin sur cinq est déficitaire. La situation est un peu plus grave en Wallonie qu'en Flandre, en raison sans doute d'un pouvoir d'achat des ménages plus faible au sud du pays, mais aussi du fait que les surfaces sont en moyenne plus réduites. La mauvaise santé financière du secteur est confirmée par l'enquête auprès des exploitants. Près d'un sur trois (30 %) regrette son choix professionnel !

La franchise alimentaire est un modèle né à la fin des années 50, en forte croissance à partir des années 80. Il est aujourd'hui menacé. "Les ventes en alimentation reculent en volume depuis deux ans, dit Luc Bormans. C'est du jamais vu ! La pression concurrentielle se renforce donc, alors même que la loi Ikea de 2004 a levé pratiquement toutes les barrières à l'implantation de nouveaux magasins, en particulier des hard discounters (Aldi, Lidl...). Ajoutez la gaffe du gouvernement qui, en augmentant fortement les accises sur l'alcool, a déplacé vers l'étranger un volume d'achat estimé entre 800 millions et un milliard d'euros. Tout cela pèse lourdement sur la rentabilité de nos magasins de proximité."

Les coûts à assumer n'apparaissent pas tous au premier regard. Les affiliés Aplsia estiment qu'il faut investir entre 50.000 et 100.000 euros par an en rénovations et améliorations pour éviter que le magasin ne devienne vieillot et rébarbatif. Les frais liés aux paiements électroniques, cartes et chèques en tous genres, s'élèvent facilement à 30.000 euros pour une surface moyenne.

Enfin, les franchisés doivent suivre de près le développement de l'e-commerce. Dans le secteur alimentaire, il reste marginal. Il y a peu de modèles rentables aujourd'hui. Mais les livraisons à domicile et les centres de retrait des achats existent et font peser une hypothèque sur l'avenir. Personne ne peut prédire aujourd'hui comment, en 2030, la plupart des ménages s'y prendront pour "faire les courses".

Marre, marre, marre du vol à l'étalage !

Les statistiques de la police fédérale relèvent 20.870 vols en magasin l'an dernier, dont 25 % dans les commerces alimentaires. Ce n'est évidemment que la partie émergée de l'iceberg. La plupart des voleurs ne se font pas prendre ou le délit n'est pas rapporté à la police.

Les commerçants constatent, eux, l'impact sur leur chiffre d'affaires. Ils l'estiment en moyenne à 1 %, avec des pointes à 2 % dans des zones à risques. Un pour cent des marchandises qui disparaissent, cela représente un préjudice annuel de quelque 250 millions d'euros pour la distribution alimentaire. C'est un chiffre colossal auquel il faut ajouter les nombreuses dépenses liées à la sécurité : alarmes, caméras, surveillants, produits mis sous clé ou munis d'un antivol, etc. Globalement, environ la moitié de la marge bénéficiaire des supermarchés indépendants est "mangée" par le vol.

Face à ce problème, la réaction des autorités est scandaleusement faible. La police fait son travail ; la justice non. Le parquet classe sans suite. "Il n'est pas rare, témoigne un franchisé, de voir un voleur parti entre deux policiers revenir nous narguer une heure plus tard."

C'est pourquoi Aplsia et l'UCM réclament le modèle néerlandais des amendes administratives. Une asbl reçoit le PV de la police et réclame 181 euros au voleur, dont une partie est ristournée au commerçant victime. Le paiement de la transaction éteint l'action pénale. Le bilan est excellent. Au total, 80 % des amendes sont payées et le vol à l'étalage est en recul, même si les commerçants prennent enfin la peine de signaler chaque délit.

Transposer le modèle néerlandais suppose un accord entre les ministres de l'Intérieur, de la Justice et des Indépendants. Tous trois ont été contactés et convaincus du bien-fondé de la revendication. Il reste à faire prendre la mayonnaise, à transformer les intentions en décision politique. Si possible avant les élections de mai 2019 sinon, le dossier sera à nouveau reporté de plusieurs mois. Ce serait regrettable. Le risque de réactions violentes de certains commerçants devient de plus en plus important.

Franchiseur et franchisé, une relation à rééquilibrer

Selon Aplsia, les contrats de franchise sont souvent trop favorables aux enseignes. L'association a dans son collimateur la clause de non-concurrence. Elle prévoit qu'au terme du contrat, le franchiseur peut décider de poursuivre ou pas la collaboration. L'indépendant, lui, est coincé. S'il n'y a pas de renouvellement, il doit fermer son magasin pendant une période variant de six à douze mois. C'est une mort commerciale. La clientèle se disperse et la carrière professionnelle est terminée, dans des conditions pénibles s'il reste des investissements à amortir.

La demande est simple. À l'échéance du contrat, le franchiseur ne peut plus avoir de droits sur un magasin privé. Empêcher quelqu'un d'exercer son métier est abusif.

La situation se complique lorsque l'enseigne est propriétaire des locaux et les loue via un bail commercial. Pour Aplsia, les droits des deux parties doivent être équivalents. À l'issue du contrat de franchise, l'indépendant doit pouvoir changer d'enseigne ou bénéficier d'indemnités d'éviction si le franchiseur casse le bail. La Wallonie a adopté en juillet une réforme des baux commerciaux qui reste à finaliser mais qui va dans ce sens. La Région bruxelloise n'a pas encore bougé.

Petits et gros soucis des indépendants

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Le mémorandum Aplsia fait l'inventaire des préoccupations des commerçants en alimentation. Ainsi, les restrictions en matière d'emballages se renforcent : élimination progressive des sacs plastique, barquettes, boîtes en polystyrène... C'est compréhensible, mais l'association demande un alignement sur les décisions européennes, pour éviter les handicaps concurrentiels, l'ouverture d'alternatives et des délais suffisants pour écouler les stocks.

La reprise des cannettes métalliques et des bouteilles en PET est impossible dans les magasins. Il faut soit acheter une machine qui coûte près de 40.000 euros, soit assurer un tri et un stockage ingérables sur le terrain. Pour Aplsia, la lutte légitime contre les pollutions passe par la sensibilisation des citoyens. Les sacs bleus existent et sont déjà extrêmement efficaces.

En ce qui concerne la concurrence, les magasins indépendants souhaitent le maintien du jour de repos obligatoire. Une ouverture généralisée des hypermarchés et des hard discounters le dimanche imposerait de travailler sept jours sur sept pour, dans la plupart des cas, gagner moins.

Au vu de la contraction de la demande, les surfaces commerciales alimentaires sont plus que suffisantes en Wallonie et à Bruxelles. Aplsia demande un moratoire sur les nouvelles implantations et un schéma de développement commercial qui préserve la proximité. Il doit prendre en compte la question de la mobilité, avec une offre de parkings suffisante dans les villes et un accès raisonnable pour les camions de livraison.

Enfin, l'association demande un espace sécurisé dans les banques pour pouvoir déposer la recette sans devoir passer par une société agréée. Elle réclame un élargissement de la "prime énergie" existant en Wallonie. Ce soutien aux investissements visant à réduire la facture énergétique est accessible aux commerçants, à l'exception de la grande distribution. Bizarrement, les magasins franchisés, parce qu'ils ont la même enseigne, sont exclus du bénéfice de cette prime.

[ aplsia.be }

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