Les PME, mal-aimées des marchés publics

  • 18 à 20.000
    marchés publics publiés chaque année en Belgique
  • 2,6 %
    du PIB en Belgique
  • 12 milliards €
    par an

Avec l'argent des plans de relance, les autorités vont multiplier les dépenses. Ces marchés publics vont-ils échapper aux petites entreprises, généralement défavorisées sur ce terrain ?

Jean-Christophe de Wasseige

 

Quand on parle marchés publics, on parle gros sous. Les investissements publics représentent environ 2,6 % du PIB en Belgique, selon la Banque nationale. Soit quelque 12 milliards d'euros, dépensés chaque année par les Régions et Communautés (environ 51 %), les pouvoirs locaux (28 %) et l'État fédéral (21 %). C'est sans compter les hôpitaux, les associations, les autres organismes. Ni les probables 4,5 milliards que la Belgique va recevoir de l'Union européenne pour la relance post-Covid sur la période 2022-2026 (à l'origine, c'était 5,9 milliards). De son côté, l'UE estime la valeur des marchés publics entre 14 % et 19 % du PIB du Vieux Continent. Ramené à l'échelle belge, cela ferait plus de 60 milliards.

Beaucoup de ces dépenses passent et vont passer par des marchés publics. Or, il y a un hic pour les PME. De façon générale, celles-ci profitent peu de ces contrats conclus après procédures (on distingue sept modes de passation). Pour évaluer la situation, une ébauche de "monitoring" a été menée par le SPF Économie entre 2015 et 2019. Conclusion ? "La part des micro- et des petites entreprises dans le nombre d'offres a diminué et ceci alors que le nombre total annuel de marchés publics a augmenté significativement." Un second monitoring s'est tenu à l'été 2021. Les résultats sont en cours de rédaction. Selon le SPF, "ils confirment, de manière globale, plus ou moins les résultats de 2015-2019." Le Conseil supérieur des indépendants et des PME, lui, a une lecture plus claire : les taux de participation (58 %) et d'attribution (34 %) des PME belges dans les marchés relèguent la Belgique en bas du classement européen. Explicite, en effet.

D'où viennent les problèmes ?

D'abord, la législation sur les marchés publics est complexe à en donner la migraine. Mieux vaut avoir un juriste sous la main. Ensuite, rentrer une offre réclame du travail administratif. Pas évident, quand les moyens humains sont limités.

"Pour les marchés dont la publication est obligatoire parce qu'ils égalent ou dépassent des seuils bien déterminés, une série d'obligations s'imposent, explique Valentine de Francquen, avocate spécialisée dans les marchés publics au cabinet Equal Partners. Il faut préciser son chiffre d'affaires, montrer ses références, prouver une absence de dettes fiscales et sociales, voire même déposer une caution ou se prévaloir d'une garantie bancaire. Ces exigences dissuadent bien souvent les PME."

Dans les faits, le critère du prix reste dominant par rapport à d'autres comme le social, l'éthique ou l'environnement. Or, cela privilégie les grandes entreprises, qui ont davantage de latitude en termes de compétitivité. Enfin, il y a carrément les pratiques douteuses. Comme les soumissionnaires qui sous-traitent leurs marchés en cascade jusqu'à aboutir à des sociétés étrangères à bas salaires. Ou qui concluent des accords tacites (phénomène du "bid rigging" en anglais).

L'aspect psychologique joue aussi. "Beaucoup de PME craignent de ne pas avoir leur chance par rapport aux grandes entreprises, rodées à déposer des offres, observe Benjamine Baudour de Hainaut Développement, dont le service aide justement à faire le pas (voir encadré). Les commentaires le plus souvent entendus sont que les marchés publics semblent trop compliqués, trop risqués, trop peu rentables au vu des efforts fournis…"

Mais quid des marchés de faibles montants qui se font sans annonce ? Dans ce cas, l'acheteur se contente d'une simple comparaison entre fournisseurs sur internet (pour les marchés jusqu'à 30.000 euros HTVA) ou d'une sollicitation de plusieurs opérateurs (pour ceux de 30.000 à 140.000 euros HTVA). Un boulevard pour les PME ? Pas nécessairement. Car un autre problème surgit. Pour se retrouver en lice, il faut être connu de l'acheteur. Donc avoir pris les devants et prospecté lesdits adjudicateurs en vue de leurs besoins futurs. Ce qui est légal.

Quelles sont les solutions avancées ?

Dans le passé, plusieurs mesures ont été présentées comme permettant d'améliorer cet accès des PME aux marchés publics. Première d'entre elles : l'"allotissement". Cela signifie que les marchés dont les montants estimés sont égaux ou supérieurs à 140.000 euros HTVA doivent en principe être divisés en plusieurs lots. Qui deviennent alors accessibles aux PME. C'est une directive européenne de 2014, transcrite dans la loi belge de 2016, qui a imaginé ce système. Si les adjudicateurs ne suivent pas cette division, ils doivent s'en justifier. Par exemple : il y a un risque que la concurrence soit restreinte, que le prix soit trop élevé, que l'exécution technique pose problème…

Autre mesure : la digitalisation des procédures. Celle-ci ne bénéficie pas spécifiquement aux PME mais est considérée comme une avancée. Depuis quelques années, fonctionne ainsi au niveau belge la plateforme [ publicprocurement.be }. Gérée par le SPF Stratégie et Appui, elle publie entre 18.000 et 20.000 marchés chaque année (28.000 l'an passé). Tous les niveaux de pouvoir belges l'utilisent et 116.000 comptes d'entreprises y sont enregistrés. Elle permet aux opérateurs économiques de trouver des marchés (via son application e-Notification), de soumettre des offres (e-Tendering) et de connaître la décision (e-Awarding). À noter que d'autres sites reprennent eux aussi des marchés publiés : au niveau européen [ ted.europa.eu } ou au niveau wallon [ marchespublics.wallonie.be }.

Troisième initiative : des chartes ont été édictées pour pousser les administrations à être plus attentives aux PME. Le fédéral a pris la sienne en janvier 2018 : la "Charte pour l'accès des PME aux marchés publics" contient treize principes à suivre, pour la plupart techniques. La division en lots, par exemple, y est rappelée. Le niveau wallon dispose lui aussi de sa propre charte mais celle-ci est plus large et vise à promouvoir les "achats publics responsables".

D'autres dispositions peuvent encore contribuer aux PME, comme "l'offre économiquement la plus avantageuse". Elle remplace le critère du prix par celui du rapport qualité-prix.

Ce que demande UCM

UCM suit de près ce dossier d'un meilleur accès des PME aux marchés publics. Dans son mémorandum pour les élections de 2019, une dizaine d'évolutions précises étaient ainsi demandées : obtenir des cahiers des charges types, qui soient plus compréhensibles ; réduire les délais d'analyse des offres, car certaines durent parfois plus de… six mois ; réduire les délais de paiement en cas de succès ; mieux contrôler les entreprises qui recourent à plus de 50 % de sous-traitance hors de Belgique ; arrêter les demandes systématiques d'attestations bancaires ; engager un médiateur pour régler les litiges au lieu de recourir au Conseil d'État (long et coûteux) ; ou encore renforcer l'information sur les procédures.

Avec quelle efficacité ?

Ces initiatives changent-elles quelque chose ? "Ce ne sont que des slogans !", répond sans ambages Alexandre Yerna, maître de conférences à l'Université libre de Bruxelles (ULB) et auteur de multiples ouvrages sur la réglementation des marchés publics. Son constat est le suivant : "La législation belge sur les marchés publics suit de très près le prescrit européen. Pour l'UE, le marché doit être le plus large possible. Des entreprises d'Espagne, de Finlande ou d'ailleurs doivent pouvoir participer à des procédures de marchés chez nous. Pour cela, il faut privilégier la compétition et comparer les soumissionnaires sur base de critères quantifiables et vérifiables. Ce qui avantage de facto les grandes entreprises. Et continuera de le faire tant qu'on restera dans cette logique…"

Ainsi, la division en lots n'est pratiquée que dans un nombre limité de cas. La numérisation des procédures est louable mais nécessite tout de même une maîtrise informatique. La charte fédérale PME ne semble suivie qu'imparfaitement. Quant à la volonté d'agir du monde politique, elle frise la schizophrénie. "D'un côté, les autorités appliquent à la lettre la réglementation européenne et, d'un autre, elles promettent d'agir en faveur des PME. Or soit on privilégie une approche globale des marchés publics, soit on privilégie une approche locale…"

N'y a-t-il rien à faire, alors ? Si. Dans certains pays, les entreprises locales captent une portion beaucoup plus appréciable des marchés – et budgets – publics. "Un changement est possible, poursuit Alexandre Yerna. Les autorités belges devraient être plus audacieuses. C'est la voie qu'a choisie la France, par exemple. Son Code de la commande publique prévoit des clauses spécifiquement favorables aux PME. Et cela fonctionne…"

Du côté des entreprises aussi, l'invitation est à oser davantage. Mais pas n'importe comment. "Surtout pas en se lançant à la hussarde, prévient Isabelle Kruyts, conseillère en entreprise à l'intercommunale liégeoise SPI. Il est crucial d'aborder les marchés publics avec préparation. Bien s'informer, maîtriser les procédures, cibler les appels d'offres, lire en détail toutes les conditions. Car il suffit d'une signature manquante et le dossier est directement… écarté !"

Que disent les dernières mesures ?

Récemment, de nouvelles mesures en ce domaine ont été annoncées. Au fédéral, un plan "PME et marchés publics" a été présenté en novembre 2021 par le Premier ministre, Alexander De Croo (Open VLD), et les ministres Petra De Sutter (Fonction publique, Groen) et David Clarinval (PME, MR). Sur le papier, il se compose de 26 mesures pour améliorer la situation et de 6 mesures pour évaluer si le taux de participation des PME augmente ou non. En très résumé, cela donne ceci. Un : l'État va accélérer ses délais de paiement. Deux : une évaluation va être réalisée à la fois sur la législation des marchés publics, sur la charte PME et sur la politique d'achat des ministères fédéraux. Trois : des "clauses types" adaptées aux PME vont être élaborées. Celles-ci stipuleraient, par exemple, que les marchés ne peuvent conduire à du dumping social ou qu'ils doivent encourager la durabilité. Quatre : la possibilité de diviser des marchés en lots va être rappelée aux administrations. Cinq : un accompagnement est annoncé tant pour les pouvoirs adjudicateurs (afin qu'ils n'oublient pas les PME) que pour les petites compagnies (afin qu'elles concourent davantage). Selon le cabinet Clarinval, le travail est en route. Un groupe d'experts doit se pencher sur les clauses "PME friendly" à la fin mars.

Dans l'ambitieux – ou présomptueux – plan de relance wallon présenté en octobre 2021 (269 pages !), un volet porte sur cette accessibilité des PME aux marchés publics. Il s'agit du projet n° 302, porté par le ministre-président Elio Di Rupo (PS) et la ministre de la Fonction publique, Valérie De Bue (MR). Il prévoit quatre mesures. La principale est de "rendre les cahiers spéciaux des charges obligatoires pour les pouvoirs adjudicateurs wallons."

Une aide concrète

Pour s'y retrouver dans l'obscure législation, il existe des formations. Celles-ci relèvent d'éditeurs juridiques (tels que Larcier), d'associations (comme Esimap) ou encore de sociétés privées (EBP, Tender Experts…). En général, elles s'adressent davantage aux adjudicateurs qu'aux soumissionnaires, même s'il n'y a pas d'exclusive.

Une autre démarche se veut, elle, totalement centrée sur les PME : celle du service marchés publics de l'agence provinciale Hainaut Développement. Grâce à des fonds du Feder (Europe) et de la Sowalfin (Wallonie), cette cellule a créé un site internet [ marchespublics-pme.be } qui, depuis 2019, vulgarise les informations. Un "Guide des marchés publics à destination des entreprises" a aussi été rédigé. Gratuit, il a été téléchargé 750 fois l'an passé. Des formations, des accompagnements et des rencontres "speed dating" entre pouvoirs publics et PME complètent l'offre. Jusqu'il y a peu, ces services étaient accessibles à toutes les PME wallonnes. Avant d'être recentrés sur les seules sociétés hennuyères. Une incertitude plane en effet sur la reconduction du financement par la Sowalfin.

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