Christian Behrendt

Professeur de droit constitutionnel, spécialiste de la théorie de l'État, assesseur au Conseil d'État...
06/05/19

Né à Bonn il y a 44 ans, Christian Behrendt possède la double nationalité. Il a grandi en Allemagne et a fait ses études de droit à Liège. Il est aussi diplômé d'Oxford et a présenté sa thèse de doctorat à Paris (Sorbonne). Il a encore passé un an à Yale (USA), où il est "master of laws".

Titulaire depuis 2008 de la chaire de droit constitutionnel à l'Université de Liège, il enseigne aussi à la KU Leuven et à l'École royale militaire. Il a notamment publié en 2014 un ouvrage monumental sur la "Théorie générale de l'État".

C'est un fin connaisseur mais aussi un observateur passionné de la vie politique belge. Il n'a pas d'attaches partisanes mais quelques convictions fortes et étayées.

La marge de manœuvre de nos dirigeants est souvent très étroite

Nos partis sont tous d'accord sur l'essentiel

Voter, c'est accorder sa confiance à une personne responsable de ce qu'elle dit et de ce qu'elle fait. S'engager, agir et rendre des comptes : c'est le fondement de notre démocratie représentative. Ce système, avec un peu de recul, donne plutôt de bons résultats, selon le professeur Christian Behrendt.

Thierry Evens

  • - Faut-il aller voter le 26 mai ?

    - C'est un devoir juridique.

  • - Mais les sanctions prévues ne sont jamais appliquées...

    - C'est vrai, mais si le droit dit que c'est une obligation, c'est peut-être pour de très bonnes raisons. Quand j'en parle avec mes étudiants, ça ne les choque pas, au contraire. Il est sain que nous légitimions l'organe chargé de prendre des décisions qui nous contraignent. Le parlement adopte des lois au nom du peuple belge.

  • - S'abstenir, c'est laisser les autres décider à sa place ?

    - C'est surtout ne pas adhérer au contrat social qui suppose que chacun d'entre nous détient un onze-millionième de la souveraineté. Chaque individu a une voix. C'est une belle idée. L'obligation de voter implique une obligation de s'informer. C'est aussi très positif.

  • - Précisément, sommes-nous bien informés ?

    - J'invite ceux qui en doutent à regarder la télévision aux États-Unis. Les chaînes publiques, sans cesse menacées de fermeture, lancent des appels aux dons en permanence. Les chaînes privées sont extrêmement partisanes et ne respectent aucune déontologie. Chez nous, celui qui veut s'informer a beaucoup de moyens de le faire gratuitement auprès de médias fiables.

  • - La RTBF et La Libre ont mis en ligne un test électoral qui permet à chacun de mesurer sa proximité avec les partis. C'est intéressant ?

    - Oui. Entre universitaires, nous avons vérifié si des réponses typées de tel ou tel courant politique conduisent bien au parti correspondant. Ça fonctionne. Cela permet aussi de corriger des idées toutes faites sur l'une ou l'autre formation qui n'a pas toujours les positions qu'on croit. L'orientation politique n'est pas une science exacte mais ce test semble fiable. Je le crois très utile.

  • - Voter pour un "petit" parti, c'est gaspiller sa voix ?

    - Il n'y a pas de vote inutile. Si vous rejetez les grandes formations, vous donnez un message. Il est vrai cependant que si vous choisissez une liste qui, selon toute probabilité, aura peu de succès, votre voix ne contribuera pas à l'attribution d'un siège parlementaire. Il existe un seuil légal de 5 %, en dessous duquel il n'y aucun élu. Dans beaucoup de circonscriptions, il y a aussi un seuil naturel. La province du Luxembourg envoie quatre parlementaires à la Chambre. Il faut bien plus que 5 % pour décrocher un siège.

  • - L'appartenance sociale détermine-t-elle encore le vote ?

    - Beaucoup moins qu'avant. La société belge était divisée en piliers : un socialiste, un chrétien, un libéral, avec pour chacun une mutuelle, un syndicat, des écoles, des mouvements de jeunesse, etc. Ce n'est plus le cas. De plus, les carrières sont plus variées : les salariés changent de secteurs, deviennent indépendants... Et les réseaux sociaux nous mettent en contact avec des personnes plus diverses que celles qu'on voyait au café du village. J'ajoute que des thématiques nouvelles peuvent bouleverser l'échiquier politique. Souvenez-vous comment la crise de la dioxine et, au-delà, la question de la sécurité alimentaire a balayé le gouvernement Dehaene en 1999.

    L'électorat est de plus en plus volatil

  • - Pourtant, l'électorat francophone est moins volatil que l'électorat flamand...

    - Je ne pense pas que les dirigeants politiques au sud du pays aient l'impression d'un long fleuve tranquille ! Le PS n'est plus le parti ultradominant des années 80, où il frôlait les 45 %. Écolo a pris son essor. Défi essaie de s'implanter hors de Bruxelles. Chaque élection apporte son lot de nouveautés. Il n'y a pas de stabilité au sud mais, vous avez raison, une extrême volatilité au nord. Arriver en Flandre à 15 ou 20 %, c'est faisable. Rester durablement un grand parti, c'est plus difficile.

  • - Comment expliquer la popularité de l'extrême gauche en Wallonie et de l'extrême droite en Flandre ?

    - Le spectre politique ne se distribue pas sur une ligne, mais sur un cercle. Les deux extrêmes sont en réalité proches l'un de l'autre. C'est très clair en France où il est établi que dans les régions paupérisées du nord, il y a une grande porosité entre l'électorat de Mélenchon et celui de Le Pen. Nous ne sommes aucunement protégés en Belgique francophone contre le risque d'émergence d'une droite extrême. Il suffirait d'un leader populiste qui assène avec talent des contre-vérités qui font mouche.

  • - Encore faudrait-il qu'il ait accès aux médias...

    - Vous pouvez les contourner avec les réseaux sociaux. Si vous créez un phénomène de société, les médias professionnels peuvent vous refuser l'accès à l'antenne mais devront parler de vous. L'extrême droite francophone n'a pas de structure aujourd'hui. Les tribuns qui ont le verbe facile et la capacité de simplifier à l'excès se trouvent à l'extrême gauche. Cela peut changer.

  • - Autre particularité francophone : la ruée au centre. Il y a le CDH et Défi. Écolo ne se définit pas, le MR est au centre-droit...

    - Nous vivons dans une société très consensuelle. Des thèmes qui font débat dans d'autres démocraties, à commencer par les États-Unis, font l'unanimité chez nous. Personne n'est pour la torture, la peine de mort, la construction de murs aux frontières... Personne n'est contre le mariage pour tous, la liberté d'avorter, la coopération internationale... Tout le monde veut la liberté d'entreprendre et une sécurité sociale forte... Et cela va plus loin ! Nous sommes engagés dans l'Europe et dans la monnaie unique par des traités que personne ne conteste parce qu'ils nous apportent une grande stabilité et une grande sécurité, mais qui restreignent nos possibilités d'action. Un simple exemple : le gouvernement sortant a augmenté les accises sur les boissons alcoolisées. Il a perdu de l'argent parce que les Belges sont allés s'approvisionner dans les pays voisins. La marge de manœuvre des politiques est souvent étroite. Et si nous sommes réalistes, nous constaterons que nous sommes d'accord sur beaucoup, beaucoup de choses.

  • - Pourtant, la campagne électorale est dure, parfois violente...

    - Vous ne pouvez pas dire qu'il y a peu d'écart entre votre parti et ses concurrents. Vous devez souligner les différences pour capter et fidéliser vos électeurs. Même si elles sont plutôt minimes. Prenez le climat : tout le monde reconnaît qu'il faut agir et qu'il y a urgence. Même les mesures à prendre sont grosso modo connues. Ce qui change, c'est la vitesse et l'intensité. Au fond, c'est du "fine tuning" (réglage fin, NDLR).

    Réformer encore l'État ! Pour quoi faire ?

  • - L'emballement climatique annonce une vague verte ?

    - Chaque parti essaie de capter la sensibilité du public à cette question. Certains parlent de récupération. C'est injuste. Heureusement que les partis sont réceptifs aux inquiétudes et revendications. Après, comme je l'ai dit, il n'y a pas de solution miracle ni de solution belge. C'est un débat planétaire. Si nous pouvons amener la Chine à diminuer ses émissions de 1 %, l'effet sera très au-delà de tout ce qu'on peut faire dans notre petit pays.

  • - La N-VA affirme qu'il y a deux démocraties en Belgique. C'est vrai ?

    - Je ne le pense pas. Il est vrai que le centre de gravité est au centre-droit en Flandre, au centre-gauche en Wallonie. Ce ne sont pas des visions inconciliables. Il est tout à fait possible de composer des gouvernements fédéraux qui conviennent de baisser ou d'augmenter un peu l'impôt, d'élargir ou de réduire un peu la sécurité sociale, selon leur composition.

  • - Il n'y a plus de nécessité d'une réforme de l'État ?

    - Il ne reste pratiquement dans le viseur des confédéralistes que les 77 milliards d'euros de la sécurité sociale. L'expérience de la régionalisation des allocations familiales devrait les faire réfléchir. Le transfert a pris huit ans ! Et c'est normal parce que les gens attendent, logiquement, que le nouveau système fonctionne au moins aussi bien que l'ancien. Quand 120.000 familles en Wallonie ont reçu leur versement avec un jour de retard, cela a fait un ramdam médiatique. Je n'ose pas imaginer combien de temps il faudrait pour régionaliser les soins de santé, sachant qu'un citoyen européen peut se faire soigner partout en Europe. Ce serait d'une complexité effroyable !

  • - La Flandre est donc condamnée à accepter des transferts nord-sud ?

    - Vous n'échappez pas, en droit public, à l'idée qu'une collectivité est nécessairement une solidarité. Les personnes en bonne santé et qui travaillent paient pour celles qui ont des problèmes ou qui sont jeunes ou plus âgées. Vous pouvez régionaliser et scinder tant que vous voulez, il y aura toujours des contributeurs et des bénéficiaires. Et personne n'est contributeur toute sa vie. Cela n'exonère évidemment pas les dirigeants d'examiner les profils de dépense et d'éviter les gaspillages ou les excès. Le gouvernement Di Rupo a réduit la durée des allocations de chômage pour les personnes qui n'ont jamais travaillé. De tels ajustements sont possibles sans scission.

  • - Le confédéralisme de la N-VA est une revendication irrationnelle ?

    - Ou dogmatique. Vous avez le droit de dire : je veux ça parce que je le veux, point. Ils ne mettront pas fin aux grands mécanismes de solidarité. Ils ne feront pas beaucoup mieux que le système belge. Si vous faites un tour d'Europe de la protection sociale, vous constaterez qu'il fonctionne très bien.

    Le citoyen tiré au sort n'est pas un être idéal

  • - Est-ce bienvenu de voter à la fois pour l'Europe, le fédéral et les Régions ? Les enjeux régionaux sont occultés...

    - Nous n'avons plus de partis nationaux. Les formations qui se présentent sont les mêmes aux différents niveaux de pouvoir. Je pense donc que le couplage des élections est une bonne chose. C'est plus clair et cela permet de prendre des mesures courageuses. En 2014, il fallait rétablir la compétitivité des entreprises et pérenniser les pensions. Le gouvernement a décidé un saut d'index et l'allongement des carrières à 67 ans. Était-ce cela qu'il fallait faire ? Je ne me prononce pas. Mais il fallait oser prendre des mesures impopulaires. Ce n'aurait pas été possible s'il y avait eu des élections en 2015. La question va se poser dans quelques mois avec la fiscalité environnementale. Il faudra faire quelque chose...

  • - Exercer un onze-millionième de souveraineté tous les cinq ans, c'est peu. Comment revitaliser la démocratie ?

    - Je trouve très intéressante l'idée de donner aux citoyens un pouvoir d'initiative. Aujourd'hui, il n'appartient qu'au gouvernement et à chacun des 150 membres de la Chambre. Demain, 25.000 personnes pourront, sous certaines conditions, imposer un débat parlementaire.

  • - Vous ne croyez pas au référendum ?

    - Je suis très sceptique. Il faut une bonne information des électeurs, une question bien formulée et même ainsi, la réponse oui/non est mal adaptée à une société complexe. C'est très clair avec le Brexit. Je pense aussi à la votation suisse sur l'interdiction des minarets. C'est catastrophique pour le vivre ensemble. En soi, un minaret est un objet parfaitement paisible. Ce n'est pas une bonne manière de s'attaquer au fondamentalisme religieux. Là, c'est la religion elle-même qui est visée.

  • - Pourrait-on créer une assemblée de citoyens tirés au sort ?

    - Pour donner un avis, à la limite. Pour décider, je n'en veux pas. Le citoyen tiré au sort n'est pas un être formidable et idéal. Ce peut être quelqu'un qui n'a pas d'idées ou qui pense n'importe quoi. Je ne veux pas acheter un chat dans un sac. Je veux que les gens qui se proposent de diriger le pays aient un programme. Je veux savoir ce qu'ils ont l'intention de faire. Le programme des partis, c'est l'entretien d'embauche des candidats aux élections.

Un individu, une voix : c'est une belle idée
  • - La démocratie représentative a encore un avenir ?

    - Je pense que oui. Cela permet de connaître le projet des personnes qui se proposent de conduire l'État, notre État. Bien sûr, les promesses ne sont pas toujours tenues. Cela prouve que la parole donnée a une importance et quand on s'en écarte, il faut le justifier. Ensuite, chaque citoyen peut juger si la justification tient la route ou non. La démocratie a l'avantage d'être un système où il faut assumer ce qu'on dit et ce qu'on fait. Voter pour quelqu'un, c'est lui donner sa confiance. Cela suppose de le connaître et cela lui permet de dire "mes électeurs" et de s'exprimer en leur nom.

  • - Il faut voter pour une personne ou pour un parti ?

    - Le programme prime en démocratie. Il est plus transparent et plus durable que les candidats qui ne font que l'incarner. Pour relever les grands défis qui sont devant nous, ce sont les idées qui sont importantes.

Contexte

Christian Behrendt (ULiège) face au rédacteur en chef d'UCM Magazine, Thierry Evens.

26 mai

Élections européennes, fédérales et régionales

Le dimanche 26 mai, les Belges francophones de plus de 18 ans choisiront leurs représentants pour cinq ans. Les élus de 2014 se répartissaient ainsi... À l'Europe : 3 PS, 3 MR, 2 CDH, 1 Écolo. Parlement fédéral : 23 PS, 20 MR, 9 CDH, 6 Écolo, 2 PTB, 2 Défi, 1 PP. Wallonie : 30 PS, 25 MR, 13 CDH, 4 Écolo, 2 PTB, 1 PP. Bruxelles : 21 PS, 18 MR, 12 Défi, 9 CDH, 8 Écolo, 4 PTB.

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