Thomas Dermine

Secrétaire d'État pour la Relance et les Investissements stratégiques
05/11/21

À 35 ans, Thomas Dermine appartient à la génération Y (digitale, écologique, touche-à-tout…). Il est économiste (ingénieur Solvay), diplômé en sciences politiques (ULB) et il a pu, grâce à une bourse, fréquenter Harvard (USA). Consultant pour McKinsey puis actif dans un incubateur de projets innovants, il revient à sa ville natale, Charleroi, en 2017. Il travaille au plan Catch de redéploiement.

En novembre 2019, sans s'être présenté aux élections de mai, il est nommé directeur du Centre d'études du PS et accompagne le président du parti, Paul Magnette, lors des négociations gouvernementales. Il devient secrétaire d'État le 1er octobre 2020.

Nous investissons pour notre prospérité de demain

Historique ! Pour la première fois depuis quarante ans, la Belgique augmente ses investissements stratégiques. Pour le secrétaire d'État à la Relance, c'est un changement de cap indispensable, qui profitera aux indépendants et aux PME.

Thierry Evens

La lutte contre le réchauffement est l'enjeu numéro un.
  • - Le plan de relance fédéral s'articule-t-il avec l'européen et les régionaux ?

    - Tout à fait. La colonne vertébrale, c'est le plan de relance européen qui octroie six milliards d'euros à la Belgique. Ce n'est pas rien ! Chaque entité a grosso modo doublé les moyens européens pour ses propres projets. Le gouvernement fédéral et les régionaux ont aussi travaillé ensemble – c'est assez rare pour le mentionner – afin de mettre en place des politiques transversales, pour la mobilité à Bruxelles par exemple. Le plan fédéral pèse 2,6 milliards d'euros, dont la moitié vient donc de l'Europe.

  • - C'est un montant qui vous satisfait ?

    - Depuis quarante ans, les investissements publics n'ont pas cessé de décroître en Belgique. Il suffit de traverser la frontière pour en mesurer les effets : regardez l'état des routes ou du réseau ferroviaire ! Nous inversons la tendance. C'est historique. L'engagement d'atteindre 3,5 % du PIB (richesse nationale) investis par les pouvoirs publics en 2024 sera certainement tenu. Il faudra accentuer l'effort pour atteindre l'objectif de 4 % en 2030.

  • - Est-ce compatible avec le déficit budgétaire actuel et les défis du vieillissement ?

    - Les lecteurs de votre magazine comprendront facilement qu'il faut dissocier les investissements des dépenses courantes. C'est vrai pour un État comme pour une entreprise. Quand vous investissez dans le capital humain, dans l'infrastructure de transport ou énergétique, dans la recherche-développement, vous préparez les sources de vos revenus futurs. Si nous avons de meilleurs talents, de meilleures conditions de production et de distribution, de meilleures capacités d'innovation, nos entreprises généreront davantage de revenus et les finances publiques s'en porteront mieux. En fait, depuis les années 1980, nous sommes dans un cercle vicieux où faute de moyens publics, on coupe dans les investissements et on se prive des relais de croissance. Nous cassons cette dynamique et préparons la prospérité du pays.

  • - Le plan de relance n'est donc pas un "one shot", pour sortir de la crise en profitant des taux d'intérêt quasiment nuls ?

    - Non, pas du tout. La crise du Covid a été horrible sur le plan sanitaire, mais aussi économique. Elle a quand même eu un mérite, c'est de nous faire prendre conscience qu'il faut des solutions systémiques à des problèmes systémiques. Nous démarrons un plan 2021-2026 en force, grâce au soutien de l'Europe. Mais pour préparer le futur, il faudra davantage de temps.

  • - Comment avez-vous sélectionné les projets ?

    - Nous avons demandé les propositions des différents ministres. Avec mon cabinet, nous avons eu le rôle passionnant mais compliqué de les analyser. Nous avons écarté, très poliment et cordialement, les idées peu crédibles ou mal ficelées. Ensuite, comme le ferait un chef d'entreprise, nous avons réalisé une analyse d'impact. Tel projet va-t-il renforcer le potentiel économique du pays ? Oui, non. Tel projet va-t-il accélérer la transition environnementale et digitale ? Oui, non. Et nous avons sélectionné les meilleurs à nos yeux, avec l'aide de l'Inspection des finances.

    Le défi digital, l'urgence climatique

  • - Le plus gros des investissements va à l'environnement ?

    - Oui, avec trois dimensions. Un : la mobilité douce avec notamment le renforcement du rail. Deux : la rénovation et l'isolation du patrimoine fédéral, très vétuste, via la Régie des bâtiments. Trois : l'adaptation des réseaux de distribution pour passer à l'énergie renouvelable, l'éolien offshore en particulier, et pour préparer l'arrivée de l'hydrogène.

  • - Dans les marches pour le climat, certains disent que les politiques ne font rien. C'est faux ?

    - On fait des choses, oui. Vous ne trouverez plus un seul décideur public crédible qui n'est pas convaincu que la lutte contre réchauffement est l'enjeu numéro un pour notre génération. Mais est-ce qu'on fait assez et assez vite ?

  • - Vous allez faire plus et plus vite. Ce sera suffisant ?

    - Non. Autant être très clair, non. Nous avons déjà connu deux grandes transitions énergétiques. Nous sommes passés de la force de l'homme et du cheval au charbon, puis du charbon au pétrole. Dans les deux cas, les investissements en infrastructures ont été énormes. Nous avons d'abord créé le réseau ferroviaire, creusé les canaux. Dans l'après-guerre, nous avons construit les autoroutes et tous les réseaux de transport de l'énergie, des lignes à haute tension aux conduites de gaz. Lors de ces deux phases, nous avons investi 7 à 8 % de notre PIB dans l'infrastructure. Au moment du passage, urgent, à l'énergie renouvelable, nous visons 4 % en 2030. Au regard de l'Histoire, c'est largement insuffisant.

    Plan de relance et PME

  • - Tous cet argent investi va-t-il arriver jusqu'aux PME ?

    - C'est un véritable enjeu. C'est un plan d'investissements, mais aussi de relance. Alors qui va se saisir de la valeur ajoutée de tous ces marchés publics ? Si ce sont des PME belges, avec de l'emploi local et des jeunes en insertion, ou si ce sont des entreprises internationales avec des travailleurs détachés, l'effet sur notre économie sera radicalement différent. J'ai donc transmis des directives aux administrations pour que, tout en respectant les règles européennes, elles introduisent des clauses sociales et environnementales dans les contrats et scindent les travaux pour les rendre accessibles aux PME.

  • - Toutes ne sont pas concernées, en particulier dans les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire. Le plan de relance n'est pas pour elles ?

    - C'est différent. Il était essentiel de protéger pendant la crise les secteurs qui souffraient et de ne pas arrêter trop vite les mesures pour ne laisser personne au bord du chemin. Il est vrai que les investissements d'infrastructure ne sont pas accessibles à tout le monde, mais des secteurs comme l'horeca ou l'événementiel relèvent de la demande secondaire, directement dépendante de l'activité primaire. Si l'économie tourne bien, les gens vont davantage au restaurant et les entreprises organisent davantage d'"events". J'ajoute que nous avons aussi dans le plan de relance des projets sectoriels pour la formation ou les circuits courts par exemple. Et la digitalisation de l'administration, dont nous avons parlé, est ciblée sur les applications les plus utilisées par les indépendants et les PME, pour leur faciliter la vie et réduire leurs charges.

    La réforme fiscale doit fermer des niches

  • - Les dossiers PME délicats sur la table (obligations de formation, dispense de certificat médical, évaluation de la mesure zéro coti) ont tous été tranchés dans un sens favorable aux petites entreprises…

    - Tout le monde aujourd'hui, au gouvernement en tout cas, se rend compte que les PME sont un relais de croissance et de développement très important et que leurs contraintes sont très différentes de celles des grandes entreprises. Nous avons voulu respecter leurs spécificités et ne pas ajouter des contraintes ou des difficultés.

  • - UCM était plutôt contente, le syndicat FGTB pas du tout ! L'accord est déséquilibré ?

    - Je relativiserais le mécontentement de la FGTB. Nous travaillons pour l'intérêt général et devons chercher des compromis. Personne ne retrouve sa feuille de route à 100 % mais des sujets importants pour les travailleurs sont intégrés dans l'accord, comme la prise en compte des périodes de chômage temporaire dans le calcul du pécule de vacances. L'impact budgétaire est important. Le droit à la déconnexion fait son apparition, même s'il faut encore en discuter, comme il faut encore discuter du travail de nuit dans l'e-commerce ou de la semaine prestée en quatre jours.

  • - Le gouvernement doit s'attaquer à une réforme fiscale ?

    - C'est essentiel ! Le système belge se caractérise par des taux nominaux relativement élevés, mais il y a des trous dans la raquette. Les niches fiscales se sont multipliées avec les années. C'est trop compliqué, peu lisible et souvent injuste. Nous avons commencé à rétablir une progressivité plus équitable en revoyant les régimes de faveur des expatriés et des sportifs de haut niveau.

  • - Pourrait-on augmenter la fiscalité sur le travail ?

    - Nous avons une volonté partagée au sein du gouvernement d'aller plutôt chercher du côté du capital. Il y a là trop de techniques pour contourner légalement l'impôt. C'est un combat beaucoup plus juste et beaucoup plus efficace que de charger encore le travail.

  • - Faut-il aussi taxer les comportements qui ont un impact sur l'environnement ?

    - Oui, mais il faut être très attentifs aux impacts sociaux. Les 10 % des Belges les plus riches polluent cinq à dix fois plus que ceux qui ont des revenus en dessous de la moyenne. Imposer de changer de voiture par exemple, ou de modifier son alimentation, impacte les plus faibles. Nous devons éviter à tout prix ce qu'il s'est passé en France avec les "gilets jaunes". Une mesure soi-disant environnementale – l'augmentation des accises sur le carburant – a entraîné un rejet massif des populations les plus fragiles. Ce qui freine tout le processus de transition. Il faut compenser les mesures qui touchent au pouvoir d'achat de ceux qui en ont le moins et qui polluent le moins.

  • - Quelle est l'ambiance au sein du gouvernement ? Sept partis, c'est gérable ?

    - C'est plus compliqué de jouer à la belote à sept qu'à quatre. Cela dit, nous avons tous la volonté de faire du bon boulot de façon très pragmatique. L'accord de gouvernement va dans le bon sens.

    Mes étonnements en politique

  • - Vous êtes nouveau en politique. Qu'est-ce qui vous étonne dans ce monde que vous découvrez ?

    - C'est vrai que je viens d'un monde qui est davantage celui de vos lecteurs. J'ai travaillé dans une grande entreprise de consultance, puis j'ai créé ma boîte dans le digital. Je suis donc bien au courant des difficultés et des contraintes des entrepreneurs en Belgique. Deux choses m'étonnent en politique. La première, c'est l'extrême diversité des sujets sur lesquels on travaille. Quand vous êtes entrepreneur, vous êtes dans un secteur que vous connaissez bien. Vous maîtrisez les choses dans le détail. Quand vous êtes dans un gouvernement, il faudrait être spécialiste en tout, ce qui est impossible. Vous devez faire appel à des experts, car vous n'avez malheureusement pas le temps d'entrer dans le détail de chaque dossier.

En politique, les objectifs ne sont pas clairs.
  • - Votre deuxième étonnement ?

    - Dans une entreprise, grande ou petite, vous avez des objectifs relativement clairs. Bien sûr, je suis très conscient qu'un chef de PME n'est pas dans la recherche pure du profit. Il a des valeurs. Il s'inscrit dans un environnement social et crée de l'emploi. Néanmoins, à la fin de l'année, il a un compte de résultat qui est bon ou pas. Il peut faire un bilan et corriger ce qui doit l'être. Dans un gouvernement, c'est beaucoup plus flou. L'objectif n'est pas de maximiser son surplus primaire chaque année, c'est de créer de la valeur pour les citoyens. Mais comment définir cette création de valeur ? Chaque parti a sa propre définition de l'utilité publique.

  • - Vous ne savez pas quand vous avez bien travaillé ?

    - C'est compliqué. Je crois que c'est pour ça que les politiciens se comportent souvent de façon électoraliste. Ils ne devraient pas mais l'approbation des gens est le seul indicateur sur lequel ils peuvent s'appuyer. Cela dit, pour le plan de relance, nous n'avançons pas dans le brouillard. Nous avons fixé des indicateurs de performance pour chaque projet et nous mesurerons la qualité du travail fourni, même si ce ne sera jamais aussi exact que dans une entreprise.

  • - Vous resterez en politique ou vous êtes de passage ?

    - C'est une question que je me pose souvent. Ma génération – les chefs d'entreprise le constatent – ne pense pas sa carrière de façon linéaire. En tout cas, moi, je réfléchis en termes de mission ou de projet. C'est pour ça que j'ai déjà opéré plusieurs basculements. Je me demande en permanence si je fais quelque chose qui m'amuse.

  • - C'est le cas pour le moment ?

    - Oui, heureusement ! Vu le nombre d'heures passées au boulot, il est indispensable de faire quelque chose d'intéressant et qui a du sens. Je crois que ce que je fais contribue à rendre la société plus juste et fait progresser la transition environnementale. J'aime ce que je fais. Tant que c'est le cas, je reste. Le jour où j'en aurai marre, je partirai.

  • - Vous pourriez ne pas être candidat aux élections de 2024 ?

    - La décision n'est pas prise. Pour l'instant, je m'amuse bien et je me sens utile.

Contexte

La surprise du chef

Sacré lièvre dans le chapeau du PS

Depuis Omer Vanaudenhove, ministre de la Reconstruction sous Gaston Eyskens (1958-1961), les gouvernements belges n'ont plus eu besoin de chef d'orchestre pour les investissements publics. Depuis lors, il y a eu de grands travaux, parfois inutiles, mais sans vision ni ambition stratégique.

La manne européenne et la nécessité climatique ont amené les formateurs du gouvernement De Croo à créer un poste nouveau, confié à un homme nouveau, d'une génération nouvelle. Thomas Dermine a pu imposer d'emblée le respect. Il comprend vite et est pragmatique.

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  • Pierre Demolin

    Avocat associé cabinet DBB

    Pierre Demolin est "la" référence en droit de la franchise. L'avocat défend les intérêts de franchisés de chaînes et (parfois) bataille ferme. Il porte un regard expert sur le dossier Delhaize, les syndicats et leur communication, avant de délivrer quelques conseils aux candidats franchisés.

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