Christophe Sancy

Rédacteur en chef du magazine spécialisé dans le secteur de la distribution alimentaire "Gondola"
11/12/23

Christophe Sancy est d’origine liégeoise mais a toujours vécu à Bruxelles. Ce jeune sexagénaire est romaniste, formation complétée par des études de communication. Sa carrière l’emmène d’abord dans plusieurs agences de publicité, avant de rejoindre l’actionnariat de Gondola et de prendre la tête de la rédaction du magazine voici un peu plus de 17 ans. C’est d’ailleurs dans ces agences de pub qu’il s’est spécialisé dans l’étude des techniques de promotion de ventes. Lorsqu’il est arrivé chez Gondola, à la faveur d’une discussion avec un ami, le magazine était diffusé à peu d’exemplaires. Aujourd’hui, chaque numéro mensuel est imprimé à 11.000 exemplaires, l’équipe rédactionnelle se composant de 4 salariés et autant de freelances.

Une charte de bonne conduite est essentielle

L’année 2023, c’est le "Dossier Delhaize", avec la reprise de 128 magasins intégrés en franchise indépendante. Non sans mal puisque blocages d’entrepôts, dégradations de magasins et autres réunions avortées sont légion. Le paysage du "retail" change. Christophe Sancy est aux premières lignes de ce bouleversement.

Isabelle Morgante

  • Christophe Sancy, quels sont les grands changements et enseignements de ces dernières années ?

    Si je dois retenir quelque chose, c'est la folle accélération des tendances depuis cinq ou six ans. Quelques événements, comme l’arrivée des hard discounters dans les années 90, avaient déjà secoué le marché et instauré une forme de panique. Cet accueil glacial ne les a pourtant pas empêchés de bien se développer. Aldi, dans un premier temps, qui compte le plus large parc de magasins chez nous, puis Lidl, qui a changé l’image du hard discount à l’allemande en soignant ses magasins. Ils ont aussi augmenté les surfaces en n’ajoutant aucun produit, uniquement pour améliorer l’expérience d’achat et le plaisir des clients. Aujourd’hui, le rayon frais boucherie Renmans est en train de disparaitre de chez Aldi. C’est une évolution mais c’est dommage car le boucher est une belle entreprise. Cela correspond simplement aux exigences du client qui veut un circuit plus rapide sans faire la file.

  • Peut-on dire qu’aujourd’hui, c’est "plus vite, plus court, plus rapide et perdre moins de temps ?

    Oui, clairement. Il y a une notion d'efficacité. Le consommateur belge n’en est peut-être pas conscient mais il est quand même extrêmement gâté, ce qui, de mon point de vue, a un effet indirect sur l'e-commerce alimentaire. En France, le drive est beaucoup plus développé mais chez nous, il reste déficitaire, personne ne gagne d'argent. Si le magasin devait répercuter sur le client ce que lui coûte ce service, ça serait impayable ! Car, finalement, lorsque le consommateur remplit son caddie et le met sur le tapis, il fait le travail de l’employé.

  • Est-il vrai que la Belgique détient le plus grand nombre de magasins au kilomètre carré ?

    On a beaucoup de supermarchés, la densité est importante même si elle est segmentée. On a près d’une cinquantaine d’hypermarchés et un réseau très important de magasins de proximité. Carrefour a très bien développé son réseau, tout comme Delhaize avec ses "proxy", en format hybride, sans oublier les shop&go dans les stations-service et Louis Delhaize ou Spar. Bref, il y a beaucoup de monde. Tout s’est professionnalisé avec des gammes adaptées à des types de consommations spécifiques comme le croissant du matin ou le repas de dépannage du soir. Ce sont des destinations de shopping différenciées. Les magasins sont concurrents, uniquement dans la mesure où ils s'adressent tous à l'alimentation et à l’appétit du consommateur. Mais ils ne sont pas en concurrence.

  • Comment le Belge se comporte-t-il ? Est-il fidèle ?

    Le Belge consomme en fonction de sa ligne de vie. S’il a une famille, il va privilégier Colruyt pour ses prix et son efficacité, sans chichis. Colruyt est moins cher mais tout le monde n'est pas spécialement fan de l'expérience client. Le magasin est pragmatique, remarquablement rationnel. Les clients n’y vont pas pour l’achat impulsif, ils veulent des courses efficaces. Colruyt est leader du marché mais il aura fallu 30 ou 40 ans pour y arriver.

  • Le shopping plaisir existe-t-il encore ?

    Bien sûr ! Il se trouve, notamment, dans l’accueil que peuvent fournir les franchisés indépendants qui se démarquent par leur sens du détail. Ils ne peuvent survivre s’ils n'amènent pas cette notion de l'accueil. L’esthétique d’un magasin est une notion importante. Parfois, une rénovation amène jusqu’à 35 % de chiffre d’affaires supplémentaires. Une rénovation bien pensée, c’est presque une expérience sensuelle, et on amène du bon sens dans le magasin. L’ouverture dominicale est aussi un élément de séduction.

  • Et c’est là où les syndicats ne sont plus d’accord !

    Les syndicats sont dans leur rôle, on ne va pas leur reprocher de le tenir, mais sans exagérer. Il ne faut pas obliger les gens à travailler le dimanche mais s’ils s’y retrouvent, il faut aussi leur permettre. Le dimanche n’est plus un jour sacro-saint. Les modes de vie sont si divers, je pense notamment aux collaborateurs de familles monoparentales ou recomposées qui profitent de travailler le dimanche quand ils n’ont pas les enfants. Cela dit, il ne faut pas vouloir idéaliser les choses car il faut envisager que certains indépendants ne sont peut-être pas des patrons éclairés. Ils vont vite le regretter parce que la réalité du marché du travail est telle que si vous êtes un mauvais patron local, vous allez souffrir pour trouver du personnel qualifié.

Le Belge est volage, il consomme dans plusieurs chaînes concurrentes pour satisfaire ses envies.
  • Il faut une certaine souplesse pour que tout le monde s’y retrouve.

    C'est là le cœur du problème entre les syndicats et les franchisés car ils n’ont pas la même vision de l'avenir du commerce. En clair, le marché se divise en deux groupes : les intégrés et les franchisés. Pourquoi les syndicats bloquent-ils ? Parce qu’ils n’ont plus leur mot à dire. Franchiser est-il un crime social ? Pas forcément ! Surtout si l’on regarde l'évolution du marché du travail. Dans l'absolu, il n’y a pas non plus de fatalité. Mais dans ce cas-ci, l’annonce a pris tout le monde de court, y compris les syndicats. Personne ne s’y attendait.

  • Était-ce évitable ?

    Cette situation ne concerne pas que Delhaize, c'est une problématique de convention paritaire qui concerne tout le marché. Personnellement, je pense qu’il faudrait quand même simplifier tout ça. Je me demande si les syndicats ne caricaturent pas la réalité de ce que signifie travailler pour des indépendants que, par définition, ils ne connaissent pas. Il n’y a pas de dialogue entre syndicats et indépendants, par la force des choses plus que par hostilité de principe. Mais depuis mars, les syndicats ont une expression "vigoureuse" dans les médias, quitte à faire de la franchise un épouvantail.

  • Où se trouve la difficulté selon vous ?

    Dans le nombre. Une cinquantaine de magasins Mestdagh Intermarché* et les 128 Delhaize, ça fait beaucoup ! C’est équivalent au nombre de magasins créés en l’espace de cinq ans ! C’est un énorme pari de trouver les entrepreneurs qui auront le culot, les fonds et les épaules pour reprendre un magasin, même si l’on sait que les indépendants sont plus performants et que la rentabilité est souvent meilleure que dans les magasins intégrés, et même aussi si ça n’est pas une règle automatique. Il y en a qui se révèlent de piètres gestionnaires et mauvais commerçants.

  • Est-ce que le modèle de concertation était encore adapté, notamment à l'évolution du secteur alimentaire ?

    À l’évidence, le modèle ne l’est plus à la lumière de ce qui se passe. Les magasins intégrés datent des années 50, des trente glorieuses mais avant, on allait chez l’épicier. Aujourd’hui, on y retourne sauf que cet épicier est servi par un grand groupe ! Les collaborateurs ont encore le droit de se syndiquer ; la différence de taille, c’est l’absence de représentation au sein du magasin franchisé. Les employeurs indépendants ne sont pas obtus mais ils ne veulent pas créer les mêmes lourdeurs qu’auparavant. Je crois qu’ils ont été un peu vexés d’être catalogués comme négriers qui feraient travailler pour trois francs six sous. On ne va pas revenir en arrière, les syndicats n’obtiendront pas ce qu’ils réclament.

  • Alors, que faire ?

    Peut-être qu’à l’avenir, il y aurait moyen d’avoir une forme de dialogue en responsabilisant toutes les parties, en leur disant qu’il existe un catalogue de bonnes pratiques dans lequel elles doivent s’engager. On ne peut pas exiger des gens qu’ils travaillent le dimanche sans prévoir de compensation. Il faut arriver à une bonne intelligence et encadrer les choses. Avec des contraintes à chaque échelon de contrôles, une espèce de catalogue de bonnes pratiques. Ce catalogue n’existe pas pour le moment mais la méfiance est mutuelle. Les franchisés et les représentations syndicales n’ont pas de lien de communication. Les syndicats ne sont pas contents car chez les franchisés, c’est autant de délégués en moins sur le terrain. Pourquoi les syndicats discuteraient-ils avec les indépendants puisqu’ils n'y sont pas ?
    Ils ne sont pas présents sur la carte. Et de leur côté, les indépendants ne souhaitent surtout pas qu’on leur impose les représentations syndicales dans leurs entreprises. Donc, nous avons deux mondes qui ne se connaissent pas ;
    ça ne contribue pas à retrouver un certain apaisement. J’ai fait l’exercice avec des chefs d’entreprise et leur ai demandé de me montrer les barèmes auxquels ils payaient leurs collaborateurs. Aucun ne payait au niveau plancher de leur convention, ils étaient tous au-delà. Cela dit, je sais qu’ils ne souhaitent pas en faire quelque chose de monolithique, une règle sur laquelle tout le monde doit s'aligner. Sinon, forcément, ils ne sont plus indépendants. À chacun de faire aussi en sorte de fidéliser son personnel et de renforcer le pouvoir d’attractivité de son entreprise.

  • Une question concernant l’intelligence artificielle et l’automatisation des tâches. Va-t-on vers des magasins ouverts sans interruption et des surfaces commerciales sans personnel ?

    Les magasins automatiques sont nés avec Amazon Go. Le métier s’est dit qu’il fallait investir dans le système sinon il allait se faire doubler. Le groupe Colruyt lui-même a investi beaucoup dans la recherche, via ses propres ressources. Le magasin automatique partout, je n’y crois pas trop pour la bonne raison qu’Amazon Go vient lui-même de faire marche arrière. L’humain reste essentiel dans la relation de commerce. N’avoir aucun humain dans un commerce n’est pas nécessairement positif, en termes de froideur, mais aussi de sécurité perçue. Rien qu’au niveau du self-scan, il y a encore de gros progrès à faire car la fraude reste importante. C'est aussi une des raisons pour lesquelles relativement peu d'indépendants acceptent d'installer ce type de caisse. Par contre, je pense que l’intelligence artificielle va s'imposer de façon peut-être moins visible, mais "pervasive", diluée dans toutes les fonctions. Elle va devenir un formidable outil de gestion pour l’indépendant, pour contrôler ses commandes notamment. Elle sera une source incroyable pour optimiser. Une espèce d'assistant de commande. La technologie avance de semaine en semaine et dans ce domaine-là, on peut gagner énormément d'efficacité.

  • Donc une partenaire pour aider plutôt que remplacer ?

    Oui, pour identifier les problèmes justement, améliorer et optimiser.

  • Une toute dernière chose. Le client cherche toujours la qualité et le prix dans le commerce. C’est une expérience d'achat, qui passe aussi par le conseil et l’accueil. Où est la place du flexi job là-dedans ?

    Faire tourner un supermarché avec des étudiants ou des flexis, je n’y crois pas. Un indépendant n’a pas envie de vivre une rotation monstrueuse de ses collaborateurs. Il a envie de capitaliser sur les gens et compter sur eux. Les indépendants qui dirigent des magasins, ce sont souvent de sacrés personnages. Ils ont une belle énergie et ils partagent cette capacité d'entraîner leurs équipes, de leur apprendre des choses et puis de les écouter, de les valoriser. Mais grosso modo, je pense que ceux qui réussissent, ce sont ceux qui arrivent aussi à fidéliser leurs collaborateurs et à trouver des gens en qui ils ont confiance. Quand un chef d’entreprise possède un ou plusieurs magasins, il a envie de dormir sur ses deux oreilles en se disant qu’il peut faire confiance aux membres de son personnel. Personnellement, croire qu’un magasin peut tourner avec des étudiants et/ou des flexi job, ne me paraît pas le modèle de réussite.

[ CONTEXTE }

Une offre variée

Gondola, c’est avant tout un magazine à destination des professionnels du "retail". Mais c’est aussi une académie de formations (spécialisée dans l’univers de la distribution alimentaire dont un des grands rendez-vous est un forum sur les négociations commerciales), une section "events" et une autre "études". Quatre études sont d’ailleurs publiées chaque année. Les résultats dévoilés sont indépendants et impartiaux. Enfin, un Business Club permet aux professionnels du secteur de se rassembler plusieurs fois par an pour réseauter, échanger en dehors des lieux institutionnels mais aussi assister à des conférences.