Jean Faniel

Directeur général du CRISP
12/12/24

Liégeois de 47 ans, Jean Faniel est docteur en sciences politiques. Ses principaux thèmes de recherche : la vie politique belge et son financement, les élections, la concertation sociale, le chômage, les politiques de l’emploi et les acteurs sociopolitiques. Directeur général du CRISP (Centre de recherche et d’information sociopolitiques) depuis plus de dix ans, il est l’auteur de nombreux ouvrages et publications. Le CRISP est un organisme indépendant, fondé en 1958 et dont les travaux s’attachent à montrer les enjeux de la décision politique, à expliquer les mécanismes par lesquels elle s’opère, et à analyser le rôle des acteurs qui y prennent part, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux, associatifs…

« On va au-devant
de gros défis
politiques »

L’année 2024 aura été riche pour l’observateur politique qu’est Jean Faniel… et elle n’est pas encore terminée ! État des lieux de la situation actuelle et de ses retombées (entre autres) économiques.

Isabelle Morgante

  • L’arrivée d’Adrien Dolimont à la tête du gouvernement wallon est-elle une bonne nouvelle pour les PME ?

    Oui, à la fois pour les PME mais aussi pour leurs organisations représentatives, et plus largement pour les fédérations patronales. Mais il faudra juger sur pièce. L’inconnue est l’impératif budgétaire et la manière dont le MR et les Engagés entendent le mettre en oeuvre car les économies, couplées à de nouvelles politiques qui, elles, coûteront, compliquent les choses. À ce stade, il est impossible de déjà pouvoir identifier toutes les conséquences de l’accord de gouvernement (la déclaration de politique régionale – DPR).

  • On connait déjà certaines diminutions ou disparitions pures et simples d’aides et de mesures.

    Absolument, et s’ajoute la question délicate de la simplification. Le « choc de simplification » promis paraît prometteur. Là où je m’interroge, c’est pourquoi on n’a rien fait jusqu’ici si c’est si simple à mener. Est-ce parce que chaque ministre est venu avec ses plans et les couches se sont accumulées ? Ou cette complexité est-elle due à la nécessité de garder un certain contrôle des procédures pour éviter les fraudes ? La volonté est de ne pas remplacer tous les agents qui quittent l’administration (SPW) et donc, à terme, d’en réduire le nombre total. Les contrôles seront-ils encore suffisants ? Les délais de traitement des dossiers ne vont-ils pas s’allonger démesurément ?

  • Au fédéral, les partis qui négocient entendent limiter les allocations de chômage dans le temps. Les demandeurs seront à charge des finances des CPAS et indirectement des communes. L’enveloppe PME risque-t-elle d’en être la victime collatérale ?

    C’est une crainte légitime. On annonce qu’il n’y aura pas de nouveaux impôts, voire une baisse de la fiscalité régionale. Mais, pour les communes, où aller chercher les moyens nécessaires ? Sur le précompte immobilier ou via des taxes déguisées ? Les communes les plus fragiles sont directement concernées et c’est un problème encore plus épineux pour celles qui sont déjà au maximum des centimes additionnels. Ces communes risquent de tailler dans les budgets et d’aller chercher dans des postes de dépenses comme les primes d’installation ou de compensation réservées aux commerces. Le risque est aussi celui d’une atténuation de la solidarité. Les notes de Bart De Wever évoquent la recherche d’un mécanisme de compensation pour éviter ce souci-là. C’est clair qu’il y a un enjeu institutionnel et communautaire, et je suppose que le MR et les Engagés sont bien conscients que c’est peut-être une manière pour la N-VA de favoriser une scission de l’assurance chômage.

  • Descendons au niveau communal, où le PTB a réussi à monter au pouvoir dans quelques communes. Aujourd’hui, Belfius refuse de financer une ville comme Mons. Un lien de cause à effet ?

    Cette situation rappelle que les choix budgétaires et économiques sont éminemment politiques. Une expression des années 1920 parlait du « mur de l’argent ». L’idée est que le monde bancaire, d’habitude discret, bloque quand les programmes sont trop à gauche et ne conviennent pas. Le CRISP a publié un ouvrage sur l’histoire de la fiscalité en Belgique et j’étais vraiment frappé de voir qu’à travers cela, on perçoit bien que les milieux bancaires, notamment lors des grandes réformes fiscales, ont joué un rôle important dans la prise de décision politique. Est-on face à cela aujourd’hui ?

  • Cette présence du PTB à l’échelle communale va-t-elle « refroidir » les chefs d’entreprise qui y sont installés ?

    Je ne pense pas. Il est intéressant d’observer que le discours du PTB, ces dernières années, a évolué et prend en compte une série de préoccupations des commerçants ou des « petits » indépendants. C’est quand même quelque chose d’assez inattendu. On sent bien une volonté du PTB de se « normaliser » et de se rendre fréquentable.

  • Et d’aller chercher une part d’électorat dans les PME ?

    Tous les partis le font. C’est inédit en Wallonie mais le PTB-PVDA a déjà été au pouvoir pendant six ans dans la commune industrielle de Zelzate. Et là, on a vu que la majorité Vooruit-PVDA a modifié la fiscalité pour la faire porter aux plus grandes entreprises. Il y a eu contestation de ces mesures jusqu’au Conseil d’État. Ce dernier a validé ce glissement fiscal, en considérant qu’il n’y avait rien à dire sur le plan légal. Je pense que le bourgmestre de Mons, Nicolas Martin (PS), qui a beaucoup insisté sur la nécessité d’investir et de développer l’activité privée, ne laissera pas le PTB dévier de la trajectoire.

  • Revenons au niveau fédéral pour constater que les négociations gouvernementales sont laborieuses alors que Bart De Wever, pour l’opinion publique, était l’homme à qui rien ne résiste… Or, là, on se rend compte que ce n’est pas si simple d’endosser le costume de formateur. Sa crédibilité est-elle engagée ?

    Au soir des élections, on pensait que l’arithmétique électorale allait rendre les choses plus simples que ce qu’on avait anticipé. Et puis, on est revenu à ce que tout le monde savait : ce n’est pas simple de former un gouvernement belge. Les négociations, simultanément au niveau fédéral et dans les entités fédérées, sont une caractéristique de la Belgique. Je suis de plus en plus convaincu que ça pose des problèmes majeurs. En plus, et c’est une curiosité belge, nous n’avons pas la maîtrise de notre calendrier électoral puisque nous couplons nos scrutins aux élections européennes. Nous sommes face à ce paradoxe : les gens ont l’impression de voter beaucoup d’un coup mais, entre deux élections, ils pensent que la démocratie n’existe pas ou plus – alors que la démocratie ne se résume pas du tout à des élections, même si elles en restent un symbole fort.

  • Et les conséquences ne sont pas minces au bout du compte ?

    Non, effectivement, car on assiste à des campagnes électorales qui partent dans tous les sens, puis on retombe dans nos travers et nos difficultés, en tout cas ceux qui nous rendent incapables de constituer un gouvernement rapidement. Par conséquent, nous sommes les derniers, ou presque, à fournir le nom d’un commissaire européen et nous devons fonctionner avec des douzièmes provisoires. Donc, oui, nous sommes dans un système qui, fondamentalement, présente des problèmes qui sont à peu près les mêmes tous les cinq ans.

Les conséquences de l’assainissement des finances publiques risquent d’être sanglantes
  • Dans ces négociations, on parle beaucoup de dossiers socioéconomiques. C’est la pierre d’achoppement ?

    Les tensions sont assez vives, avec des questions, des profils de personnalité et des intérêts variés, et des divergences particulièrement marquées entre le MR et Vooruit. Je ne suis pas convaincu que les questions de personnes priment, mais il y a quand même des positionnements incompatibles. À côté de ça, Bart De Wever est toujours en selle et tout repose sur lui. Si, depuis la fin du mois d’août, Conner Rousseau et Georges-Louis Bouchez ont pu être désignés comme les responsables de l’un ou l’autre moment de blocage, Bart De Wever a été épargné jusqu’ici. Or, même si j’ignore quelle est sa méthode de travail, je me dis que si le concert est cacophonique, c’est peut-être parce que le chef d’orchestre n’y arrive pas. Je ne dis pas qu’il n’a pas la bonne baguette, mais peut-être n’arrive-t-il pas à trouver la manière de faire. Ces négociations sont même plutôt devenues un chemin de croix.

  • Selon vous, qu’en est-il de l’éventuelle dégradation de l’image de marque de notre pays ?

    Ce n’est pas qu’une question d’image. Il y a aussi la dynamique économique : la Commission européenne donne quatre ans à la Belgique pour remettre ses finances publiques en ordre. Quand on connait les pourcentages de déficit et d’endettement, on se dit que ça va être compliqué, voire purement et simplement sanglant. L’enjeu pour les négociateurs est d’obtenir une rallonge à sept ans. Donc, au-delà de l’image du pays, il y a aussi des questions d’enjeux, de tractations et de négociations entre l’Union européenne et la Belgique. Par rapport à 2020, le cadre a fortement changé et nous sommes revenus à une politique d’austérité, pour la Belgique et des pays que l’on pensait « à l’abri », comme les Pays-Bas, aujourd’hui sous la surveillance de l’Union européenne. La Belgique doit faire de grosses économies, qui vont créer des tensions très vives, couplées à un fonctionnement extrêmement complexe.

  • Concrètement, comment remettre les finances publiques sur les rails ?

    Les choix politiques sont très importants. Les organisations syndicales ont leurs solutions, forcément différentes de celles des organisations patronales, même si tout le monde s’accorde pour dire qu’on doit assainir les finances publiques. Par exemple, les premières vont mettre l’accent sur la lutte contre la fraude fiscale, les secondes sur la réduction de certaines dépenses sociales. Les enjeux restent éminemment politiques.

  • À quelques encablures du démarrage des prochaines négociations interprofessionnelles, que pensez-vous de l’état de la concertation sociale en Belgique ?

    À ce stade, il n’est pas évident de voir où on va. Nous sommes dans une période de grande incertitude, sans gouvernement fédéral et sans aucune garantie sur l’aboutissement des négociations en cours ou sur la formule, Arizona ou autre, qui entrera en service. À l’heure où je vous parle (toute fin novembre, NDLR), les aspects budgétaires restent flous. Cela dit, l’un des enseignements majeurs de la concertation sociale de ces quarante dernières années, c’est le fait que le gouvernement est sollicité pour mettre des moyens et de l’huile dans les rouages afin de trouver des accords, sans déforcer les avantages, mais plutôt par le biais de réductions de cotisations de sécurité sociale ou d’allégements fiscaux. Or, aujourd’hui, on ne sait absolument pas vers quoi on va aller. L’interlocuteur du côté gouvernemental aura-t-il les pleins pouvoirs ? Jouera-t-il son rôle ? Acceptera-t-il de le jouer ? Ou sera-t-on devant un gouvernement en affaires courantes, dans l’incapacité de prendre de nouvelles initiatives ? Rappelez-vous le gouvernement Leterme II, en 2010, lors de la longue période d’affaires courantes. Les interlocuteurs sociaux avaient dû se débrouiller et n’avaient pu conclure d’accord interprofessionnel (AIP). Ça n’est pas la seule raison mais la situation n’avait pas permis de concilier les points de vue.

  • Et c’est ce qui se passe actuellement ?

    Oui, effectivement. J’ajoute un autre élément, qui est la modification de la loi de 1996 par le gouvernement de Charles Michel. Dès sa prise de fonction, en 2014, il a annoncé une série de mesures assez favorables aux entreprises, tandis que les syndicats estimaient que le rapport de force était complètement déséquilibré. La question est de savoir vers quoi nous nous dirigeons. Un gouvernement De Wever ? Un déséquilibre semblable, voire accentué ? Les éléments qui peuvent influencer, de manière plus ou moins directe, les relations collectives de travail et la négociation au niveau interprofessionnel ou au niveau sectoriel sont encore très flous à ce stade.

  • Peut-on faire des pronostics ?

    C’est quasi impossible, d’autant qu’on ne peut ignorer la tendance à la dégradation des relations interprofessionnelles, et parfois même sectorielles. Si je m’attarde au niveau interprofessionnel, je note que les deux derniers AIP ont été signés, d’abord en 2008, avec des mesures limitées et dans un contexte particulier (le déclenchement de la crise bancaire), puis en 2017, dans une séquence que je qualifierais de rattrapage, après des années d’échec de la concertation interprofessionnelle. À cela s’ajoute l’enjeu central du salaire et de sa formation. Depuis très longtemps, les organisations patronales insistent beaucoup sur le handicap salarial de la Belgique par rapport aux trois pays référents. On a vu les salaires belges augmenter bien plus vite en 2022 qu’en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas, vu l’indexation automatique des salaires. Mais depuis, la balance s’est rééquilibrée par rapport à ces trois pays, notamment à l’issue de conflits sociaux ou de négociations sectorielles qui y ont pris place. Aujourd’hui, il n’y a quasi plus de handicap salarial, mais cette infime partie est encore sujette à discussions entre organisations patronales et syndicales.

  • Enfin, la cerise sur le gâteau, c’est l’enveloppe bien-être, destinée à revaloriser certaines allocations sociales…

    C’est effectivement un dernier élément important. Et c’est en fonction des négociations gouvernementales qu’elle sera rabotée ou pas. Les deux cas de figure ont existé ces quinze dernières années. Il y a aussi une question de calendrier. Négocie-t-on sa répartition en même temps que l’AIP ou avant ? Cette question a déjà divisé les interlocuteurs sociaux par le passé.

  • Tout est lié, en somme ?

    En effet, les négociations pour la formation du gouvernement auront un impact sur les négociations entre interlocuteurs sociaux. Si on va vers une formule « Arizona », on aura sans doute un rapport de force plutôt favorable aux entreprises et à leurs fédérations patronales. Mais les négociateurs N-VA, MR, Engagés, Vooruit et CD&V aboutiront-ils à un accord ?

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