Jean Faniel

Directeur général du Centre de recherche et d'information socio-politiques (Crisp)
28/02/23

Liégeois de 46 ans, Jean Faniel est docteur en sciences politiques. Ses principaux thèmes de recherche : la vie politique belge et son financement, les élections, la concertation sociale, le chômage, les politiques d'emploi et les acteurs socio-politiques. Directeur général du Crisp depuis dix ans, il est l'auteur de nombreux ouvrages et publications.

Le Crisp est un organisme indépendant fondé en 1959. Cette asbl vit du produit de la vente de ses nombreuses publications et reçoit des subsides du fédéral, de la Région wallonne, de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la Communauté germanophone, du Fonds de la recherche scientifique (FNRS) et de la Fondation universitaire, subsides conditionnés par le respect de critères de qualité et d'indépendance.

Un gouvernement utile pendant 50 % de la législature ?

Cette législature a déjà été bousculée par de nombreuses crises et autant de désaccords. Plus d'un an avant les scrutins de 2024, retour sur ces tensions avec Jean Faniel, le directeur général du Crisp, observateur avisé de la vie politique et de la concertation sociale en Belgique.

Isabelle Morgante

Ce qu'on attend de la concertation sociale ne marche plus.
  • - Quel est selon vous le rôle des organismes patronaux ?

    - La concertation sociale est plurielle. On connaît les trois syndicats mais pas forcément les organisations patronales. Quatre sont présentes au "Groupe des dix" (G10) – où patronat et syndicats négocient notamment des accords interprofessionnels – pour des raisons historiques, de structuration idéologique de la Belgique, de spécialisation, voire de taille. J'y vois un pluralisme mais aussi une certaine rivalité puisque, par exemple, la FEB (grandes entreprises, NDLR) continue de clamer qu'elle représente l'ensemble des entreprises. J'ai parfois l'impression qu'UCM essaye de faire la jonction entre certaines demandes syndicales et les revendications classiques du monde patronal. Mais ça n'est pas possible sur tous les sujets, telle la représentation syndicale dans les PME. Il faut donc observer en finesse et nuancer le positionnement de chacun des interlocuteurs sociaux.

  • - La concertation sociale au sein du G10 ne donne plus grand-chose. Faut-il revoir le modèle ?

    - Mon rôle n'est pas de dire ce qu'il faut ou pas, mais d'observer sur le long terme. Le G10 a pris beaucoup de place et, même s'il reste un organe informel, il est associé à la manière dont des normes juridiques sont adoptées. Il a une légitimité historique, de représentation, et a construit son assise au fil du temps. À peu près tout le monde peut se sentir représenté par l'une de ses composantes. De ce point de vue, le G10 reste un socle qui bénéficie d'une légitimité. Si l'on zoome sur sa production, on peut dire que le cadre dans lequel il travaille s'est progressivement retrouvé contraint, voire cadenassé. Plus le corset de la concertation sociale est serré, plus le G10 a du mal à produire des résultats. Les accords sur la répartition de l'enveloppe bien-être sont devenus plus difficiles à conclure et, excepté en 2017, aucun accord sur la norme salariale n'a été approuvé depuis 2008.

  • - Quelle est, pour vous, la solution ?

    - Il faut analyser le contexte dans lequel évolue le travail des représentants syndicaux et patronaux. À force de les contraindre, on les a mis dans une situation inextricable. Je me souviens de négociations où Pierre-Frédéric Nyst (président UCM, NDLR) essayait d'élargir la perspective et s'est fait tancer par la FEB. Cela illustre la tension et le positionnement singulier de chacun des protagonistes. Tout comme les organisations syndicales, les représentants patronaux sont parfois en désaccord. On le perçoit moins mais cela arrive aussi.

  • - Est-il possible de trouver un dénominateur commun pour débloquer le verrou actuel ?

    - Il y a différents scénarios. Primo, le gouvernement fédéral prend nettement parti pour le banc patronal. Cela suppose un exécutif aux perspectives plus tranchées qu'actuellement puisque le gouvernement De Croo affirme prendre des positions qui ménagent les uns et les autres. Lorsque le gouvernement Michel I avait mis le patronat dans un fauteuil et les syndicats sur un tabouret auquel il manquait un pied, ça avait permis certaines choses d'un point de vue patronal, que l'on paye aujourd'hui par des blocages liés aux contraintes imposées en 2017. Secundo, le gouvernement se positionne du côté des syndicats et rouvre des perspectives de négociation, sans savoir si les organisations patronales vont accepter de se mettre à table. Tertio, le gouvernement reprend les choses en main et la concertation sociale perd de la place. Cette dernière solution est redoutée de part et d'autre car les interlocuteurs sociaux ont une connaissance fine des implications de la concertation. Quand le monde politique s'en empare, c'est parfois sans percevoir la complexité, la spécificité des choses et leurs implications. On obtient alors des accords qui sont déconnectés ou qui manquent leur objectif. Ce défaut de connaissance est rassurant pour les interlocuteurs sociaux car cela confirme la plus-value de leur apport.

    L'économie est basée sur des rapports de force

  • - Quel est l'intérêt de programmer des mouvements sociaux pour, par exemple, un plus grand pouvoir d'achat alors que, justement, ces mouvements ralentissent l'économie ?

    - Voyons comment les choses sont perçues. Un mouvement social peut être vu comme une action irrationnelle ou surréaliste, en mettant en lumière le contraste entre gagner sa journée de travail et le fait de la perdre parce qu'on fait grève. Mais si on regarde bien, on constate qu'il y a dans la plupart des cas des revendications derrière les mouvements sociaux. Parfois, ce sont des problèmes latents. Quand un accompagnateur de train se fait agresser, c'est un mouvement d'humeur mais, derrière, il y a des revendications autour de la qualité et de l'organisation du travail, du recrutement, etc. Ça peut être épidermique, mais ça ne veut pas dire que c'est insensé. Dans une entreprise, ces mouvements peuvent être le reflet d'un dysfonctionnement de la concertation sociale interne. Là où le dialogue social fonctionne mieux, on peut davantage prévenir ces mouvements.

    Quand un syndicat défile dans la rue, le but est de se faire voir, de mettre la pression en ne lâchant pas les revendications. Quand il lance un mouvement de grève, on est dans une autre logique, en tapant là où ça fait mal, c'est-à-dire sur les intérêts économiques. Et comme il existe des indemnités qui couvrent partiellement la perte d'une journée de travail, on considère que le jeu en vaut la chandelle, en renonçant volontairement à une partie de sa rémunération pour faire avancer la cause. On considère que cela va faire plus mal au chef d'entreprise, qui va être plus disposé à négocier.

La fracture est économique, politique et sociale. Elle laissera des traces aux élections.
  • - Peut-on comprendre que les indépendants qui doivent faire tourner leur entreprise ne soient pas enthousiastes à l'idée de voir l'activité ralentir ?

    - Le principe de base d'une grève est de faire mal à son interlocuteur. Dans la logique syndicale – je ne dis pas qu'elle est bonne ou mauvaise, mon rôle est seulement de l'expliquer –, ça n'est pas illogique de faire une grève. C'est un comportement rationnel, même si c'est insensé pour le chef d'entreprise. Aujourd'hui, une PME se considère victime collatérale de mouvements sociaux qui visent le gouvernement. Mais ce qui existe pour les grandes entreprises n'est pas vrai pour les PME, où la représentation syndicale est souvent moindre, tout comme le nombre de grévistes. Par ailleurs, quand une entreprise souffre des conséquences d'une grève en matière de mobilité ou de logistique, on constate que les pertes subies sont souvent rattrapées dans les jours qui suivent.

  • - Peut-on décemment dire au chef d'entreprise que, de toute manière, il va rattraper ses pertes liées à la grève ?

    - Ça ne va pas lui faire plaisir, je peux évidemment le comprendre, mais il faut aussi voir cet aspect et, surtout, s'interroger sur les raisons qui provoquent une grève. Un mouvement social révèle parfois de mauvaises conditions ou relations de travail et, là, ça devient intéressant de se demander pourquoi il a lieu.

  • - Pourquoi ne pas privilégier le lobbying ?

    - Chaque mode d'action a ses spécificités. Dans le lobbying, il n'y a pas de bras de fer au cœur de la vie de l'entreprise. C'est la différence majeure entre grève et lobbying.

  • - Quel bilan tirez-vous de la législature fédérale en cours ? La Vivaldi résistera-t-elle ?

    - Il y a plusieurs éléments à articuler. Le gouvernement a été mis en place après 27 % de la législature et il lui en reste encore un quart jusqu'aux prochaines élections. Or la campagne électorale semble avoir déjà commencé. On a l'impression que l'on va être paralysés à ce stade-ci. Donc, on se dit que cette législature aura été utile à 50 % seulement. Mais on ne peut pas dire que rien n'a été fait, ce serait malhonnête. Il y a d'abord eu la gestion du Covid et les aides pour essayer de limiter les dégâts. Aujourd'hui, il y a un souci budgétaire, mais devait-on rester dans les clous et constater l'effondrement de l'économie sans broncher ? Des choix ont été posés. Même si bien des citoyens auraient voulu recevoir les primes énergie plus tôt, on sait que la Vivaldi est tellement large qu'il est compliqué de prendre des décisions rapidement. Cela dit, connaissant la Belgique, je ne suis pas certain qu'un gouvernement à moins de sept partis aurait été plus vite.

    Le discours du PTB peut parler aux entrepreneurs

  • - Ces deux crises n'ont-elles pas entraîné une fracture sociale ?

    - Si. Et la fracture n'est pas strictement économique, elle est aussi politique et relationnelle. Dire qu'elle va persister est difficile mais cela va laisser des traces au moment des élections. Ce n'est pas étonnant de retrouver le Vlaams Belang et le PTB en tête du dernier sondage La Libre/RTBF. Et ce qui serait étonnant, c'est de ne pas voir qu'on va vers ces extrêmes. Le discours du PTB peut parler à beaucoup de gens, y compris à des chefs d'entreprise. L'impression d'être abandonné peut alimenter le vote en faveur de partis qui proposent des solutions qui parlent davantage à une partie de la population que celles des partis au pouvoir. En Flandre, s'ajoute la dimension idéologique et le regard porté sur l'immigration, résolument différent du côté francophone.

  • - Le vote extrême devient-il un vote comme les autres ?

    - Il y a une forme de normalisation du vote, ça fait bien longtemps que ça n'est plus honteux de voter pour le VB en Flandre. La logique est identique avec le PTB. Et si le PS ne perd quasi rien, malgré les dernières affaires, c'est parce qu'il bénéficie d'un socle d'indéfectibles même si les indécis lui font défaut.

  • - Est-ce que les chefs d'entreprise et les PME pourraient voter extrême ?

    - Les mouvements entre les partis et les fidélités indéracinables sont assez classiques. Dans bien des familles, on vote comme les parents. Le calcul électoral est donc articulé autour de plusieurs aspects et la sociologie électorale met en avant de multiples facteurs. Les chefs d'entreprise sont liés aux enjeux économiques mais ça n'est pas figé pour autant, même si les lames de fond existent. On peut présumer que beaucoup vont voter "comme avant" mais pas du tout exclure qu'ils marquent leur déception du gouvernement par un vote alternatif, éventuellement même par un vote blanc ou nul.

    Des choses se font, mais avec un sentiment de déception

  • - Peut-on espérer que quelque chose sorte du dernier quart de la législature ?

    - Le pire selon moi serait que 2023 ne donne rien. Mais à ce stade, rien n'est exclu car on voit des partis en campagne. L'horizon reste ouvert mais très aléatoire.

  • - Venons-en au chômage et à l'éventuelle dégressivité voire disparition des allocations. Est-ce une solution pour ramener des demandeurs d'emploi sur le chemin du travail ?

    - Les dernières réformes allaient dans ce sens avec, notamment, l'activation du comportement de recherche en 2004. Les conclusions de diverses études autour de ces réformes font état d'un appauvrissement des chômeurs plutôt que d'un retour au travail parce que le marché ne leur convient pas, ne s'adapte pas à eux ou vice versa. Par exemple, on manque de structures d'accueil d'enfants à un moment où on demande aux grands-parents de travailler plus longtemps. Et si le chômeur perd ses allocations de chômage (fédérales) et émarge au CPAS (finances communales), on va se retrouver dans un système de déséquilibre entre les communes.

  • - Dans ce contexte, comment faire en sorte que les demandeurs d'emploi entament une carrière dans un secteur en pénurie, là où ils auront du travail ?

    - Les solutions avancées sont différentes en fonction des partis ou des syndicats. On a dès lors du mal à se mettre d'accord. S'appuyer sur les études peut être un élément important pour objectiver les choses et ouvrir la réflexion. La question de la formation reste aussi un élément primordial car la remise au travail est plurifactorielle. Le chef d'entreprise, de son côté, peut aussi se demander ce qu'il peut offrir de mieux que son concurrent ou comment améliorer le niveau global de bien-être pour que les gens se sentent attachés à l'entreprise.

Contexte

Tout envisager

Le scrutin 2024 va-t-il redistribuer les rôles politiques ?

Une législature utilisée à moitié, des négociations au point mort, un carcan socio-économique duquel il est quasi impossible de s'extraire… puis des partis qui montrent les premiers frémissements d'un début de campagne. À cela ajoutons deux crises successives, qui marquent une fracture économique et sociale.

Nous avons tous les ingrédients (ou presque) de la situation politique de notre pays, et un terreau fertile pour que les prochaines élections nous dessinent un scénario peut-être inédit, voire encore inimaginable il y a trois ans.

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