Michel Kacenelenbogen

Comédien, metteur en scène et directeur du théâtre "Le Public" à Bruxelles
09/12/20

À 60 ans, Michel Kacenelenbogen est un hyperactif. Comme metteur en scène ou interprète, il s'est impliqué dans plus de 130 spectacles depuis qu'il a fondé le théâtre Le Public, fin 1994. Il en est le codirecteur avec son épouse, elle aussi artiste, Patricia Ide.

Le couple dirige son entreprise avec brio. Pour s'installer à Saint-Josse, à l'écart de la vie culturelle bruxelloise, il fallait du culot. Le Public a fonctionné sans subsides jusqu'en 2003. Le soutien du pouvoir public lui a permis de grandir : trois salles accueillent près de 120.000 spectateurs par an, qui peuvent prendre un verre et même se restaurer sur place.

Photo © Gaël Maleux

Nous avons besoin d'informations,
pas de communication

Un bateau dans la tempête : c'est ainsi que le patron du théâtre Le Public décrit son entreprise. À nouveau à l'arrêt, sans perspective de réouverture, il critique la façon dont la crise a été gérée même si lui survivra. Il espère une prise de conscience et un après-Covid plus humain.

Thierry Evens

Les gens ont été incroyables avec notre théâtre. Cela nous porte…
  • - Les théâtres ont dû fermer fin octobre sans qu'il soit établi qu'il s'y trouvait des clusters de contagion. Vous l'avez ressenti comme une injustice ?

    - Non. "Si tout ne ferme pas ou presque, les hôpitaux seront débordés et des gens vont mourir", a dit le gouvernement. Alors même si je sais que le problème ne se pose pas dans le lieu que je gère, même si je vois plein d'incohérences dans la gestion de la crise, même si ça ne m'arrange pas, il faut raison garder. Il y a plus grave que la fermeture des théâtres.

  • - Vous parlez d'incohérences. Lesquelles ?

    - Tant dans la communication que dans la prise de décisions, il aurait fallu agir autrement pour éviter la deuxième vague. Il est clair que nous n'avons pas pris les mesures nécessaires pour contrôler l'épidémie durant l'été. Et nous n'avions pas, au départ, les structures nécessaires pour garantir à chacun les meilleurs soins possibles en cas de crise. Depuis 2012, on a supprimé 5.000 lits d'hôpitaux et désinvesti dans les soins de santé…

  • - Le budget de la santé n'a jamais diminué, au contraire !

    - Il n'a sans doute pas assez augmenté vu le vieillissement. Avec une grande densité de population et une espérance de vie dans le top mondial, la Belgique était vulnérable face à un virus qui s'en prend principalement aux personnes âgées. À cela s'est ajoutée une série d'erreurs…

  • - Si vous deviez en pointer une ?

    - La communication ! Nous venons de monter une pièce, "Rumeur", écrite il y a trois ans et qui parle d'une pandémie mondiale partie de Chine. C'est dingue, non ? Cette pièce met en lumière l'importance des médias dans ce que les gens perçoivent. Ils ont besoin d'informations, pas de communications dans tous les sens. Les experts se sont contredits entre eux. Les statistiques ont comparé des pommes et des poires, sans suivi. Après la première conférence de presse du nouveau gouvernement, les journalistes ont relevé que le Premier ministre se serait trompé dans le nombre de Belges en parlant de onze millions au lieu de onze millions et demi. Était-ce le plus important ? C'est usant de vivre dans ce monde-là.

    Avec des salles remplies à 70 %, je perds de l'argent

  • - Vous avez pu rouvrir pendant quelques semaines avec des assistances réduites. C'était viable ?

    - Non. Nous ne pouvions pas remplir les salles à plus de 70 %. Moi, j'ai besoin d'un taux d'occupation de 85 % pour ne pas perdre de l'argent, malgré la subvention qui représente à peu près la moitié du budget. Si je suis subventionné, c'est pour remplir une mission de service public qui répond à une attente des citoyens. Dès lors, si l'on m'impose des conditions qui déséquilibrent le budget, il faut une aide spécifique.

  • - C'est plus compliqué pour les institutions culturelles non subventionnées ?

    - Elles sont dans la même situation dramatique que par exemple l'horeca, en train de mourir pendant que d'autres gagnent des milliards. Dans le théâtre, où presque tout le monde est subventionné, nous sommes dans une situation très difficile mais nous restons des privilégiés. Pendant tout le premier confinement, j'ai pu maintenir le revenu net des 111 personnes qui travaillaient pour Le Public, indépendants ou salariés ; permanents, techniciens et comédiens. J'espère y arriver encore durant ce second confinement mais ce n'est possible qu'avec des indemnités complémentaires.

  • - Vous avez traité les indépendants comme les salariés ?

    - Bien sûr. J'ai complété leur droit passerelle. Je suis moi-même indépendant depuis 1984. J'avais 23 ans et j'ai profité d'une prime accordée à ceux qui renonçaient à vie au chômage pour créer mon entreprise. J'incite tous ceux qui ont une activité plus ou moins régulière à devenir indépendants. Il faut se prendre en main : je crois de moins en moins que les États seront en mesure de payer les retraites cotisées.

  • - Vous essayez d'avoir une activité en streaming ?

    - Nous l'avons fait en juin, nous recommençons. Les spectacles sont présentés dans un format à mi-chemin entre captation et téléfilm. Je suis content du résultat pour "Rumeur". Nous avons mis les moyens. Nous offrons l'accès à nos abonnés et nous verrons si nous pouvons le vendre. Le plus important, c'est de maintenir le lien. Utiliser la technologie, c'est comme porter un plâtre. C'est nécessaire et il en existe de nos jours des profilés en matériaux adaptés. Mais rien ne remplace le contact : si le théâtre existe depuis la nuit des temps, c'est parce que ce sont des êtres humains qui parlent, sans filtre, à d'autres êtres humains.

    Nous avons davantage d'abonnés que l'an dernier

  • - Entre les deux confinements, quand vous avez pu rouvrir, le public était là ?

    - Tout était complet quasiment, dans les limites autorisées. Les gens ont été incroyables avec notre théâtre. J'ai plus d'abonnés que l'année dernière alors qu'ils ne voient pratiquement rien. Nous n'avons quasi pas eu de demandes de remboursement et nous avons récolté 30.000 euros de dons pour soutenir les artistes. Les spectateurs me maintiennent en énergie positive et m'ont fait comprendre que le métier que nous pratiquons est plus essentiel qu'on le pense. Il nourrit la conscience collective, alimente le libre arbitre des citoyens et ce sont ces valeurs qui déterminent la qualité d'une démocratie.

  • - Le théâtre a une vocation éducative ?

    - Les spectateurs sont nécessaires. Mais le théâtre n'est pas fait pour eux, il est fait pour soutenir l'expression des artistes. Et ça, ça touche les gens. Profondément. J'ai reçu récemment un courrier, une petite carte adressée à l'équipe du théâtre Le Public. "J'ai pris la décision de mettre fin à mes jours aujourd'hui. Je voulais vous faire savoir que dans ma vie, vous avez fait partie des choses excessivement importantes. Grand merci. Au revoir." Je ne connaissais pas cette personne. Je n'avais jamais vu son nom.

    Mais j'ai été bouleversé : que quelqu'un qui a décidé de s'euthanasier prenne la peine d'écrire ça, pardon, c'est costaud…

Le théâtre est par nature une activité résistante au productivisme
  • - Le problème sanitaire est devenu économique mais aussi humain ?

    - C'est ce qui me mine le plus. Quel est l'avenir ? Quelles perspectives donner aux artistes et à l'équipe qui travaillent pour vous ? Le poids psychologique est de plus en plus lourd et de plus en plus complexe à gérer. Du point de vue économique, mon entreprise n'est pas en péril si elle prend les bonnes décisions. Ce qui suppose que nous obtenions toute la clarté sur les aides. Par rapport à d'autres secteurs, il faut relativement peu d'argent pour maintenir l'emploi et assurer la viabilité, même avec moins de spectateurs. Je l'ai calculé. Je l'ai démontré à la Chambre, à la commission culture. Je l'ai écrit douze fois à la ministre (Bénédicte Linard, Écolo, NDLR). Je ne comprends pas qu'ils ne soient pas plus pragmatiques et plus réactifs. Un mois après la fermeture, il n'y avait toujours aucune information sur les aides. Vous imaginez que je ferme et que je ne dise rien à mes collaborateurs pendant quatre semaines sur ce qui va se passer ?

  • - En 2018 et 2019, le secteur culturel a manifesté. Le Covid a aggravé une situation difficile ?

    - La culture est sous-financée depuis quinze ans. La subvention que je reçois est inférieure à ce que je recevais en 2007, en tenant compte de l'index. Le tax shelter a apporté une bulle d'oxygène il y a trois ans, mais il n'est pas garanti. Cela dit, je le répète, je suis privilégié. Je l'explique à mes collaborateurs : nous avons mal aux dents. Très mal aux dents et c'est pénible. Mais d'autres ont le cancer. C'est aussi ça que j'attends des responsables politiques : un bon diagnostic et des aides adaptées. Dans le secteur culturel, avec les aides, certains se retrouvent en bénéfice alors que d'autres étouffent.

    Des tas d'artistes ont changé de métier

  • - Vous espérez rouvrir quand ?

    - Personne ne le sait. Je pense que nous ne pourrons pas reprendre dans de bonnes conditions avant avril ou mai, quand le vaccin aura été largement distribué. Ce n'est pas mon souci pour le moment. Mon souci, c'est de savoir quel sera le soutien au secteur au fil des mois. Si c'est "rien", si on ne fait rien, je peux l'entendre mais il faut le dire. Mon théâtre est comme un bateau dans la tempête. J'ai baissé toutes les voiles et j'espère ne pas vomir. J'attends de savoir vers quel port je peux me diriger.

  • - Il y a du découragement dans le milieu culturel ?

    - Le théâtre est subventionné et donc relativement protégé. Mais des musiciens, des plasticiens, des tas d'artistes ont changé de métier. Les jeunes acteurs et actrices n'en peuvent plus. Ils ont l'impression qu'on leur vole leur vie. Être confiné est compliqué pour une personne "normale" mais pour quelqu'un qui se produit en public, qui se nourrit du regard des autres, c'est encore plus dur.

  • - Le théâtre existe depuis au moins 2600 ans, il survivra au Covid ?

    - Oui.

  • - Et à Netflix ?

    - Oui. Plus il y aura de numérique, mieux il va se porter. À moins que nous devenions de purs produits avec une puce dans le cerveau, vous aurez une partie croissante de la population qui veut sauver la planète, qui veut du rapport humain, de la variété, du beau, du "ici et maintenant". Et tout ça, c'est le théâtre. Sans lui, les gens vivent moins bien. C'est pour ça qu'il a déjà survécu au cinéma et à la télévision. Encore faut-il une éducation de qualité pour donner au citoyen l'accès à la liberté artistique. Si vous présentez les logarithmes à des enfants, vous risquez de les dégoûter des maths.

    De la fonte des glaciers aux Gilles de Binche

  • - Y aura-t-il, dans le théâtre, un avant et un après-Covid ?

    - L'Humanité est faite d'avant et d'après. Il y a eu un avant et un après-Holocauste. Plus récemment, un avant et un après-Trump. Sa présidence a été une catastrophe mondiale : il a rendu possible tout ce qui n'était pas permis. Si le dirigeant du pays le plus puissant du monde nie les réalités, pourquoi le premier quidam venu ne pourrait-il pas le faire ? Au fond, je ne pense pas que le Covid va changer le monde. L'épidémie a agi comme une loupe, qui a mis en évidence des aspects positifs et négatifs de nos sociétés. Mais une loupe ne bouleverse pas les choses.

  • - L'après pourrait donc être un peu meilleur ?

    - Cela dépendra de nous. L'autre jour, au JT de la chaîne publique, il y a eu un sujet sur la fonte des glaciers, suivi d'un autre sur l'entretien des chapeaux des Gilles de Binche. Je n'ai aucune déconsidération pour les Gilles, que je trouve très sympathiques, mais donner la même valeur aux deux infos est juste fou. Nous devons travailler les médias, revaloriser la fonction de journaliste, différencier information et communication. Le Covid est un épiphénomène du néo-libéralisme – je ne parle pas du libéralisme, l'un n'est pas l'autre – qui montre que nous allons dans le mur. Nous devons gérer la surpopulation et cesser la surexploitation de la planète. Nous devons sortir d'un monde où l'on n'existe que par la possession et pas par le savoir. "Tu n'existes que si tu consommes" : voilà l'injonction. Si nous ne sommes pas un certain nombre à vouloir retrouver des valeurs d'humanité, nous allons vers l'extinction quasi-totale de l'Humanité.

  • - Le théâtre est un outil pour la prise de conscience ?

    - L'artisanat du théâtre, son aspect fondamentalement humain, en fait par nature une activité résistante au grand courant productiviste. Le théâtre n'est pas productif. Il n'a pas un objectif de croissance mais celui de raconter des histoires, ici et maintenant. Il est incompatible avec le néo-libéralisme. C'est pour ça qu'il doit être soutenu par des subventions, comme l'éducation. Ce sont des activités rentables humainement, sociologiquement, mais pas économiquement. Le théâtre que je défends, et qui attire près de 120.000 spectateurs par an en temps normal, c'est le miroir du monde, c'est celui qui vous permet de redevenir un enfant. Vous savez que tout est faux et pourtant, le travail d'un auteur, d'un acteur et d'un metteur en scène vous permet de vous identifier avec votre chair, assis à côté de quelqu'un qui a de la chair, à un être de chair qui est en face de vous.

Contexte

En temps normal, près de 120.000 personnes voient chaque année un spectacle au théâtre Le Public. © Gregory Navarra

Salles de spectacle

Neuf mois de fermeture ou de restrictions

Le 12 mars, le gouvernement annonce la fermeture obligatoire des théâtres. C'est le premier confinement, qui va se prolonger pour les événements culturels jusque fin juin. Quelques spectacles sont programmés l'été, en plein air, avec une assistance très réduite. La saison reprend en septembre dans des conditions sanitaires strictes. En particulier, le masque est obligatoire durant les représentations et un siège doit rester vide entre les différentes "bulles" de spectateurs.

Le 19 octobre, le second confinement commence. Les théâtres sont à nouveau dans la première charrette des activités interdites. Ils n'ont, à ce jour, aucune perspective de reprise.

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