Raymonde Yerna / Didier Mattivi

administratrice générale de l'IFAPME / directeur de Rise (ULiège) et multi-entrepreneur
23/05/23

Romaniste et titulaire d'un master en management public, Raymonde Yerna fut enseignante, formatrice et directrice des centres de formation du Forem, avant de créer les Cités et Carrefours des métiers de Huy et Verviers, et de diriger les services aux entreprises en province de Liège. Elle a été conseillère puis cheffe de cabinet adjointe de cinq ministres wallons. Elle dirige l'IFAPME depuis 2020.

Didier Mattivi est ingénieur physicien de formation. En plus de ses activités d'entrepreneur, il dirige Rise ("Recherche, innovation, support et entreprises" de l'ULiège) qui soutient et accompagne les chercheurs désireux d'un développement entrepreneurial. Fondateur de plusieurs start-ups, il est aussi l'un des créateurs de Barwal, la première menuiserie à fabriquer des fûts en chêne belge.

Des ponts sont possibles entre alternance et université 

Les mondes universitaire et de l'alternance ont-ils des points communs ? Est-il envisageable de trouver un espace de développement mutuel ? Si, à première vue, la chose ne semble pas aisée, elle se révèle pourtant du domaine du possible.

Isabelle Morgante

S'atteler à élever le niveau de compétences en Wallonie.
  • - Didier Mattivi, quels sont les atouts dont dispose la Wallonie pour garder ou ramener ses talents ?

    (DM) - Il est clair que nous avons des talents, mais aussi des capacités de formation importantes et un niveau de recherche qui augmentent l'attractivité de la Wallonie. Mais on doit encore travailler sur les moyens qui permettraient à ses talents de s'exprimer. Il faut développer une série de choses pour que les gens n'aient pas le besoin d'aller à l'étranger. On a encore des marges de progression.

    (Raymonde Yerna) - Je trouve intéressant d'envoyer nos apprenants à l'étranger et de garder contact avec nos alumni (diplômés, NDLR) au travers d'une communauté. L'intérêt est que nos apprenants reviennent, enrichis des compétences acquises à l'étranger.

  • - A-t-on les outils pour s'assurer de ce retour ?

    (RY) - Oui, nous avons notamment les bourses Erasmus. Par exemple, nos stagiaires peintres-décorateurs ont travaillé à Sienne (Italie, NDLR), alors que d'autres vont dans de grands restaurants ou hôtels parisiens pour apprendre leur métier.

    (DM) - L'ULiège a cette tradition d'envoyer les gens à l'étranger et je partage le point de vue de madame Yerna. Nous menons actuellement une réflexion importante autour de la manière de "tirer parti" de nos alumni. Ils sont partout dans le monde mais on ne s'appuie pas assez sur eux pour faire rayonner notre région ou les utiliser comme références de nos chercheurs ou doctorants, en exploitant un savoir-faire acquis à l'étranger. Comment capitaliser sur ces gens à haute valeur ajoutée ? La réflexion est en cours. Généralement, la personne qui part découvrir le monde revient changée et pour le bien de sa région, avec une ouverture d'esprit que l'on ne trouve pas toujours ici.

    Former dans les métiers en pénurie et de niche

  • - Didier Mattivi, quel est votre avis sur l'alternance en Wallonie ?

    (DM) - Un exemple parlant : avec mon associé, nous envisageons d'engager notre premier collaborateur au sein de Barwal et clairement, nous ne trouvons pas. Je m'attends à devoir former cette personne car le métier de tonnelier a disparu. Une des pistes est notre partenaire, la tonnellerie de Champagne, qui peut offrir une formation à notre collaborateur.

  • - Raymonde Yerna, cette problématique résonne chez vous ?

    (RY) - Absolument, nous allons travailler ensemble sur le premier binôme artisan-apprenant car nous sommes en train de lancer une formation de tonnelier avec notre centre de Villers-le-Bouillet. L'IFAPME dispose d'un catalogue de 219 formations, renouvelé chaque année pour répondre à la demande des entreprises. Il y a des besoins récurrents, structurels et conjoncturels. La moitié de notre catalogue vise des métiers en pénurie et des fonctions critiques mais l'autre moitié est constituée des métiers de niche et d'avenir, des métiers où nous sommes parfois les seuls à former.

  • - D'autres exemples ?

    (RY) - Nous nous positionnons sur les métiers de l'artisanat, où le chef d'entreprise a un savoir-faire unique, et que les écoles ne dispensent pas. Aujourd'hui, il reste deux souffleurs de verre en Wallonie et ils ont plus de soixante ans. Si nous ne formons pas leurs successeurs, les Cristalleries du Val Saint-Lambert risquent de disparaître et, avec elles, une partie de notre patrimoine. Le scénario est identique dans la céramique, et même dans des métiers comme la cordonnerie ou les tailleurs de pierre.

    Moderniser les métiers traditionnels

    (DM) - Ce que j'aime dans ces métiers traditionnels, c'est d'amener les touches de modernité dont nous disposons aujourd'hui, pour y inclure la partie de développement durable. Si je reprends l'exemple de la barrique, il y a sa confection mais aussi son cycle de vie. Nous avons été la première société au monde à mettre un QR code sur une barrique pour établir sa traçabilité et suivre le chemin de toutes ses vies, du vigneron à la décoration. J'adore ce lien entre les métiers de tradition et l'innovation. L'alternance et la recherche universitaire sont très complémentaires. Elles font partie d'une chaîne globale de formation.

  • - Est-ce que ça veut dire qu'un pont est possible entre les mondes universitaire et de l'alternance ?

    (DM) - Oui, car il n'y a pas une exclusive dans la formation. J'y vois un continuum dans les formations, avec des publics cibles différents, mais indispensables à la création d'un écosystème économique prospère.

    (RY) - Les ponts sont à construire, mais notre enjeu commun est d'élever le niveau de compétences en Wallonie et éveiller le talent de chacun pour amener vers un métier, qui reste la meilleure valeur socialisante aujourd'hui. L'autre pont, c'est de mener un élève formé à l'IFAPME vers un cursus universitaire, comme c'est le cas en Suisse, en France ou en Allemagne. En Belgique, il n'existe encore que quelques masters en alternance, portés par les hautes écoles et les universités. Je vois là une articulation possible autour de notre méthodologie. Avec l'évolution de la société, il faut offrir à nos apprenants des modalités d'apprentissage différentes, pour répondre à la fois à leurs attentes et à la nécessité de développer les compétences en Wallonie.

  • - Didier Mattivi, il y a eu l'an passé 8.000 jeunes de plus au chômage. Quelle est votre analyse de la situation ?

    (DM) - L'observateur de la société que je suis considère que c'est une occasion perdue car il y a de l'emploi pour ces jeunes, s'ils en ont les capacités. L'IFAPME est une bonne réponse tandis que l'université forme des gens qui ont appris à apprendre. Les entreprises ont besoin des deux publics.

    (RY) - Notre société d'après Covid évolue, elle est différente, les travailleurs sont en attente d'autre chose. Or, les entreprises aussi fonctionnent différemment et, parfois, elles ont un temps de retard sur les attentes des travailleurs. À un moment donné, il va falloir que ces deux mondes se rencontrent. Il y a un travail à faire du côté des entreprises car la nouvelle génération est en recherche de sens. Nous, il nous faut donner du sens à nos formations et démystifier les métiers. Ouvrons le champ des possibles et travaillons avec les parents qui veulent tous que leurs enfants fassent l'université.

    (DM) - Personnellement, je préfère que mes enfants (aujourd'hui 17 et 22 ans) aient une tête bien faite plutôt que de les pousser à tout prix à l'université. J'adore les métiers manuels, ce sont des vraies richesses (NDLR : bricoleur, Didier Mattivi a suivi une formation en soudure). Le Covid a modifié les priorités. Par exemple, mon ami restaurateur ferme deux jours semaine car il ne trouve personne, il évolue en tant qu'employeur. C'est un signal. Le monde du travail est en quête de sens, on se pose plus de questions et on ne reste pas systématiquement dans les rails. Aujourd'hui, une entreprise ne peut plus aller contre l'éthique de ses collaborateurs. Certaines personnes préfèrent ne pas travailler, ne pas avoir d'emploi que d'en avoir un qui ne convient pas.

  • - Parlons argent : si les banques restent frileuses vis-à-vis de certains secteurs historiques, le sont-elles aussi pour les spin-offs qui sortent du carcan universitaire ?

    (DM) - Généralement, ce sont des entreprises à haut risque, les banques financent peu ce type de structures. Mais il existe aujourd'hui une palette de financements disponibles qui accompagneront un bon projet. Ça prend du temps à mettre en place mais il y a des ressources. Il faut aussi encadrer ces chercheurs qui deviennent porteurs de projet "dans la vie réelle". Le chercheur est parfois individualiste et élitiste, et d'un coup, il doit basculer vers un système plus collaboratif où il embrasse davantage de fonctions. En mettant en place un club des spin-offs, parrainé par des professionnels au même parcours, cela devient du réseautage, une fertilisation croisée.

    Créer le binôme qui entreprendra

  • - Un chercheur qui entreprend est-il un bon gestionnaire ?

    (DM) - Il n'y a pas de règle. Il faut, cela dit, identifier qui se concentrera sur la science et sur les compétences managériales. Chez Rise, nous essayons de plus en plus de former des binômes pour que la chimie opère. Ce sont des gens qui ne sont pas amenés à travailler ensemble et faits pour se comprendre. Rise est l'interface, l'engrenage qui va créer ce binôme.

  • - Raymonde Yerna, un bon maçon est-il un bon gestionnaire ?

    (RY) - Notre métier est de former à la fois des professionnels qualifiés et des chefs/cheffes d'entreprise, en repérant les apprenants qui ont la fibre entrepreneuriale pour les aider à franchir le cap, à oser. Nous donnons à nos apprenants des compétences qu'ils vont capitaliser pour créer ou reprendre une entreprise et la faire prospérer.

  • - Y a-t-il des spin-offs qui ne passent pas le cap de l'entrepreneuriat ?

    (DM) - Mon rôle de coach en entrepreneuriat est d'apprendre aux étudiants à trouver leur marché, et aux ingénieurs à vérifier si le marché existe pour l'objet de leurs recherches. Six spin-offs sur dix n'ont pas de marché ! Je recommande aux chercheurs de parler de leur idée, de la partager car le cursus ne le prévoit pas pour le moment. Il n'y aucune obligation que les recherches soient orientées vers l'économie de marché. Il faut donner les outils à ceux qui veulent franchir le cap.

  • - Où se situe la Wallonie dans l'Europe de la formation professionnelle ?

    (RY) - Le taux d'insertion IFAPME est élevé (86,6 % chez les adultes, 85 % chez les jeunes), nos diplômés sont sur la deuxième marche du podium national dans les filières qui conduisent le plus rapidement à l'emploi, après les bacheliers professionnalisants et avant les masters. Nous développons des formations dans le cadre de partenariats Interreg (programme de coopération territoriale européenne, NDLR) avec des Italiens et des Français sur la rénovation énergétique. Mais si le pourcentage des apprenants en alternance 15-29 ans est de 8 % en Fédération Wallonie-Bruxelles, il atteint presque les 70 % en Suisse. L'approche de l'alternance dans notre pays doit évoluer ! En Suisse, il y a une perméabilité des parcours. Un jeune peut commencer son cursus en alternance et ensuite poursuivre sa formation à l'université. Nous devons franchir le pas, c'est dans l'intérêt collectif. Nous continuons à mettre en place des passerelles avec l'enseignement, mais le système reste lourd et énergivore.

    (DM) - Le taux d'emploi des métiers acquis à l'ULiège est très élevé, il y a pénurie d'ingénieurs. Si notre niveau de création d'entreprise est élevé, mon modèle vient de Flandre, où des structures et chemins d'accompagnements financiers et formatifs beaucoup plus avancés que nous ont été mis en place, notamment à la KULeuven.

Les entreprises doivent répondre à la quête de sens de la jeune génération.
  • - Un chercheur peut-il devenir un bon collaborateur ?

    (DM) - Nos programmes de doctorat sont accompagnés de programmes transversaux qui sont là pour donner une plus grande employabilité aux doctorants. 20 % des docteurs restent à l'université, 80 % partent vers le monde extérieur. Notre volonté est de les équiper d'un bagage un peu plus généraliste que celui du doctorat. Il s'agit de formations valorisantes pour leur livrer le plus d'outils possible, offrir une vraie valeur ajoutée à leur futur employeur en plus de la science liée à leur cursus universitaire.

    (RY) - À l'IFAPME, on vient se former à un métier. 80 % de la formation se fait en entreprise, pour 20 % en centre de formation. Les formateurs sont des professionnels en activité qui viennent partager leurs compétences, leur savoir-faire et leur passion pour leur métier. Tous nos référentiels de formation sont agréés par notre gouvernement, nous sommes audités, soumis à des règles et nos processus de formation sont labellisés ISO 9001 (norme de qualité en management, NDLR). Notre formation "Je monte ma boîte", qui vise à outiller celles et ceux qui rêvent de créer leur entreprise, s'adresse à tous nos apprenants, mais également aux travailleurs, aux étudiants, aux chercheurs d'emploi.

    (DM) - Rise est en train de se certifier, probablement dans un processus ISO. Nous analysons tous les services offerts à l'université, pour obtenir une cohérence d'un individu à l'autre. Nous devons fournir la juste formation au moment où les étudiants en ont besoin.

    Contexte

    Raymonde Yerna (IFAPME) et Didier Mattivi (Rise, ULiège)

    Collaborer et exceller

    Faire se rencontrer l'alternance et l'université

    À première vue, les mondes des enseignements en alternance et universitaire ont peu de points en commun. Public aux antipodes, finalité diamétralement différente… et pourtant. En réfléchissant et en créant un espace de dialogue, un fil rouge se dessine rapidement : celui de l'entrepreneuriat et de la volonté d'excellence. Avec d'un côté un public formé et prêt à travailler, à entreprendre, et de l'autre un apport scientifique pour développer l'efficience d'une entreprise et la porter toujours plus haut.

    Donc, oui, des ponts sont à construire !

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