Thomas Deridder

Directeur général de l'Institut Destrée
10/04/24

Carolo et fier de l’être, Thomas Deridder a 31 ans. Titulaire de deux Masters - un en droit et un sciences politiques – à l’UCLouvain, il a d’abord exercé quelques années son métier d’avocat dans un cabinet bruxellois avant de devenir le Directeur général de l’Institut Destrée en septembre dernier. En couple, jeune papa, juriste, politologue, passionné par la prospective, et sportif en pleine préparation d’un triathlon, il provient d’une famille où le débat et l’argumentation ont toujours fait sens et certainement nourri sa passion pour la "chose publique".

Mon ambition ? Oeuvrer pour que la Wallonie devienne une région ROBUSTE

Le débat public, c’est le pain quotidien de l’Institut Destrée. Centre de recherche indépendant consacré à la Wallonie dans sa globalité, l’Institut est un terrain de jeux immense pour son jeune directeur général. Mais pas que. Décidé à faire bouger les lignes et à bousculer les choses établies, fervent adepte de la prospective, cette discipline basée sur l'anticipation via le développement, l’amélioration, l’innovation et la compréhension de la société, Thomas Deridder a une vision riche et novatrice de ce que la région pourrait devenir.

Isabelle Morgante 

                                                                                                                                                                                                  

  • Thomas Deridder, comment êtes-vous arrivé à l’Institut Destrée ?

    J'ai suivi le certificat exécutif en prospective opérationnelle organisé par l'Institut Destrée en 2020-2021, alors que j’étais avocat : tous les lundis après-midi, je venais jusqu’à Namur écouter un intervenant, participer à un exercice, découvrir des outils... C’est un investissement en temps et en préparation, mais c’est intéressant car on découvre des visions de la prospective très différentes. Le but du programme est d’amener tous les intervenants à poser des regards différents sur la manière dont ils utilisent, ou dont ils peuvent utiliser, la prospective dans leurs métiers respectifs. Nous sommes restés en contact et puis, par un heureux hasard professionnel, l’occasion s’est présentée au début de l’année dernière. Je quittais un cabinet à Bruxelles pour revenir travailler en Wallonie, c’était comme revenir à la maison.

  • Qu’apporte justement cette notion de prospective dont vous parliez ?

    La prospective est une discipline assez jeune, mais surtout collective : on ne peut pas faire de la prospective tout seul dans un coin, c'est impossible. On en fait pour un groupe d'humains, une organisation, un État, une région, une commune. Et dans un groupe, chacun apporte des choses, quelle que soit sa casquette, quelles que soient les relations de pouvoir et de hiérarchie : c’est un mécanisme intellectuel nécessairement collectif.

  • À un Wallon qui ne connaît pas l’Institut Destrée, que dites-vous ?

    C’est un centre de recherches, indépendant et pluraliste. Nous voulons contribuer à l'intérêt général et nous ne sommes ni apolitiques, puisque nous avons des positions politiques, ni apartisans, puisqu’on travaille et dialogue avec les partis politiques. On accorde par ailleurs une certaine importance à mettre en place des processus libérateurs de paroles, ce qui n’est pas toujours simple. On travaille aussi avec des gens aux sensibilités politiques diverses, qui s'intéressent au passé, au présent, au futur de la région : ça se reflète par exemple dans notre conseil d'administration. C'est très important parce qu'on ne fait pas une région avec une seule sensibilité ou une couleur politique.

  • Vous disposez de grandes collections, reflets du passé. Mais le présent, et surtout l’avenir, quels sont-ils ?

    Notre présent, c'est d'avoir une position dans le débat public sur la Wallonie mais aussi d'offrir de l'appui aux projets des entités publiques, par des outils tels que l'analyse préalable d'impact ou l'évaluation des politiques publiques. Et puis, il y a notre goût pour le futur. D’autres acteurs que nous, publics et privés, font de la prospective et c’est très bien : faire en sorte que toutes ces personnes se rencontrent est un chantier majeur pour moi.

  • Comment envisagez-vous les choses ?

    Je le disais, la prospective est collective. Alors, un peu comme ces colloques de psys où chacun questionne l’autre pour aborder différentes méthodes et échanger, pourquoi les prospectivistes ne le feraient pas en Wallonie ? Il nous manque du réseau ! On ne se reconnaît pas car prospectiviste n’est pas un titre mais nous utilisons toutes et tous des outils et des méthodes issus des différentes écoles de la prospective : pourquoi ne pas se challenger ?

  • Les pays du Nord, comme la Finlande, sont très en avance en matière de prospective, c’est un modèle pour vous ?

    Oui mais avec des amendements, car il faut mettre en place un modèle qui correspond à notre manière de faire fonctionner la région. En Finlande, les relations entre leur office de l’innovation, leur groupe gouvernemental sur la prospective, le parlement et le Premier ministre sont très organisés : bien sûr que c’est un modèle !

  • C’est possible chez nous, vous pensez ?

    Actuellement, il n’existe aucune articulation entre les différents organes à ce niveau. Avec l’Institut Destrée, nous portons la proposition d’instituer une commission pour le futur au sein du Parlement de Wallonie. Nous pouvons redonner ce rôle délibératif et de discussion au Parlement, et dans le même temps associer l’administration, qui restera, quel que soit le gouvernement.

  • Votre chantier, c’est donc la commission pour le futur ?

    Un de mes chantiers, oui. Il existe un groupe de "commission pour le futur" au sein de l'Union interparlementaire, composé en partie de prospectivistes, ce qui rend le benchmarking relativement simple à faire. Plutôt que d’arriver avec une solution toute faite, nous disons qu’il faut mettre tous les acteurs autour de la table, se voir, discuter, construire. Et puis à ce moment-là, peut-être arriverons nous à une proposition robuste.

  • Une nouvelle législature, c'est le moment idéal pour mettre l’idée d’une Commission pour le futur sur la table ?

    Oui, clairement c'est le moment, car il faut du temps, d’abord pour construire et créer les plans de la maison, ensuite pour la rendre fonctionnelle.  L’objectif, c’est de ne pas faire deux fois le travail. Tous les acteurs sont là, il faut une volonté commune.

  • Quelle est votre vision du plan de relance wallon ?

    On a dit beaucoup de choses : qu’on a voulu agir sur trop de choses, qu’il n’y avait pas de priorités, qu’il y a une dissémination de moyens. Je dis : OK, peut-être, mais tant qu’à faire, allons au bout de ce mécanisme. Ce qui manque, en revanche, ce sont des réponses pour l’après 2026, soit l’après- PRW. 

    Peut-être qu’elles n’existent pas car nous sommes en campagne électorale et en fin de législature, mais la réponse qui sera donnée doit être nécessairement collective. Et c'est ce qui manque à la Wallonie d’aujourd'hui : une vision à long terme. Comment voulons nous qu’elle soit dans 15, 20 ou 30 ans ? Notre région est cabossée et continuera à l’être, où veut-on dès lors l’amener ? Je ne prédis pas l'avenir mais je suis prospectiviste, et je peux déjà vous dire que des crises, il va y en avoir d'autres. D’ailleurs, ma génération n'a jamais vécu un monde sans crise.

  • De quelle nature ?

    Financière déjà. Il y a des signaux depuis une bonne dizaine d’années. Il existe deux solutions : soit on atterrit en douceur, soit ça explose. Nous avons une des économies les plus ouvertes du monde et d’énormes échanges avec l'extérieur. On voit que l'Allemagne ralentit doucement, avec quel impact sur nous ? Même question pour la France qui n'est pas dans un état économique incroyable.

  • Que faut-il faire alors ?

    Se demander pourquoi on fait ça ! Pourquoi est-ce important d'augmenter les taux d'activité et d’emploi en Région wallonne ? De diminuer les risques de pauvreté ? Ce ne sont pas que des chiffres, mais cette vision-là, on l’entend peu, ou pas dans les médias. C’est triste de se dire qu’on est à deux mois d’une élection, qui est peut-être la plus importante des vingt-cinq dernières années, et qu’il ne se passe rien. Qui a une vision de la Wallonie à 15 ans, à 20 ans, à 25 ans ? Et de la Belgique institutionnelle ? Nous avons parcouru les programmes politiques des partis francophones : on y parle très peu d’institutionnel, alors que ça n’est pas un gros mot de dire qu’on va s'intéresser au futur de l'État.

  • Quid de l’avenir de la population ?

    Je suis inquiet. Les chiffres de risque de pauvreté sont quand même hallucinants en Région wallonne. Un pan de la population est aux portes de la pauvreté. On a besoin de se poser des questions en termes de politique de cohésion sociale car il me semble qu’on ferme les yeux sur cette situation. Il va falloir faire des choix, avant que la crise ne soit là, et surtout pour ne pas y être contraints. Doit-on maintenir l’ensemble des politiques de cohésion sociale ou aller, par exemple, vers plus de progressivité ? Par exemple, dire qu'il peut y avoir une progressivité n’est pas remettre en cause l'universalité du droit à l'allocation familiale, c'est remettre en cause son ampleur et comprendre qu'il y a effectivement des gens pour qui ces allocations sont essentielles et d’autres moins.

  • Comment doit-on envisager l’avenir de la Wallonie ?

    On veut un territoire qui soit performant économiquement mais c’est ridicule. Comment pourrait-on faire "performer" rapidement un territoire avec de tels taux de chômage et de risque de pauvreté ? On pourrait axer l’action politique sur l’idée de construire une région robuste, capable de résister aux chocs futurs : la différence paraît ténue, mais la vision est complètement différente. Par exemple, il ne faut pas en priorité tenter d’attirer des capitaux ou des entreprises de l’étranger mais d’abord travailler sur ce qui existe. L’effet-levier d’entreprises comme Google ou Alibaba, s’il existe, est relatif. On doit être capables de se dire qu’ils sont là pour une durée limitée et que dès leur arrivée, nous devons préparer "l’après".

  • Et les PME là-dedans ?

    Je crois très fort qu’on ne valorise pas suffisamment certains écosystèmes en Wallonie. Mais est-ce que toutes ces PME ont vocation à devenir des licornes ? Non. Par contre, elles doivent être appuyées et pas forcément à coup de subsides, mais plutôt avec de l'accompagnement. Un des plus gros enjeux pour nous est de parvenir à mettre à disposition des PME des outils de prospective faciles à utiliser, pas trop gourmands en temps, argent et énergie, mais qui donnent des résultats. Nous pourrions jouer ce rôle de consultance, le but n’étant pas de se substituer au chef d’entreprise mais bien de travailler avec lui, pour amener un regard extérieur et à long terme, en faisant du "sur mesure". Le soutien dont je parle, ce n’est pas seulement un petit déjeuner ou du networking, c’est construire de vraies communautés d’échanges de pratiques.

  • C’est un appel du pied au prochain gouvernement pour dire que vous êtes là ?

     

    Pas tout seul, évidemment. Il faut faire passer le message qu’il s’agit d’écosystèmes, à l’égard des grosses entreprises et des PME, et faire comprendre aux grandes structures que non seulement, elles ne peuvent vivre sans les PME autour d’elles mais qu’en plus, elles doivent y mettre un petit peu du leur !

  • Un dernier mot sur la transition, le grand défi des PME. Qu’en dites-vous ?

    Il faut dépasser le cliché du développement durable et aller plus loin car ça ne suffit plus. Le grand défi commun actuel, c'est gérer l'inévitable et éviter l'ingérable, comme le dit le climatologue italien Filippo Giorgi. Tout entrepreneur qui, demain, veut lancer un business doit d’abord penser à ce qu’il doit mettre en place pour rester. S’il participe à la détérioration des ressources du monde, il doit se poser la question de l’utilité de son business, ou pas. À l’heure actuelle, on a déjà dépassé cinq des neuf limites planétaires, et deux sont limites. Je ne dis pas que c’est aux PME de s'en occuper prioritairement mais elles doivent l'avoir à l'esprit. De plus, je crois que nous allons devoir apprendre à désapprendre, à "exnover". Prenons l’exemple de l’acier, qui aujourd'hui se fait avec des processus très consommateurs d'énergie. Plusieurs projets proposent d’utiliser l’hydrogène pour modifier les processus de production de l’acier : c’est de l’innovation, et encore, cela dépend de la manière dont on produit l’hydrogène. Mais dans le même temps, nous allons devoir apprendre à arrêter les autres processus… On va donc devoir désapprendre, faire autrement et parfois même arrêter. C'est gigantesque ! Mais nous sommes au meilleur endroit du monde pour le faire, sur une terre post-industrielle où on ne peut que rebondir. Nous sommes en Wallonie dans un moment génial et qui, à mon avis, ne va pas durer éternellement. Un moment de bifurcation.

  • Un moment des possibles ?

    Un moment où le système peut prendre plusieurs virages, doux ou à 180 degrés. Ce n’est pas juste un carrefour, c'est une myriade de chemins. Les élections participent à ce moment de bifurcation. Une personne sur deux, en âge de voter, se rendra aux urnes dans 68 pays.

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