Dave Sinardet et Xavier Degraux

Professeur en sciences politiques - Consultant et formateur en réseaux sociaux
14/03/24

Dave Sinardet, docteur en sciences politiques, est professeur à la VUB et à l’UCLouvain Saint-Louis à Bruxelles. Ses domaines d’expertise sont le fédéralisme, le nationalisme et la politique belge. Il est un des rares analystes politiques à être présent dans le débat public des deux côtés de la frontière linguistique. Ainsi, il a successivement été chroniqueur dans tous les journaux de qualité belges.

Ancien journaliste économique, Xavier Degraux est, depuis une quinzaine d’années, consultant, formateur et conférencier en matière de marketing digital et de réseaux sociaux. Il porte un regard éclairé sur (entre autres) l’utilisation des réseaux sociaux par les partis politiques.

 

La Vivaldi n’a jamais su communiquer sur ses actions positives

Bientôt, nous allons prendre le chemin de l’isoloir. Quel est le rôle des réseaux sociaux dans la politique ? Comment les partis utilisent-ils ces leviers de communication ? Rencontre croisée entre Dave Sinardet et Xavier Degraux, deux passionnés.

Isabelle Morgante

  • Dave Sinardet, la Vivaldi a-t-elle bien travaillé pour les PME et l'économie de manière générale ?

    (DS) - Le bilan économique est perçu négativement par beaucoup de commentateurs au nord. Le plus grand parti flamand étant dans l'opposition, c'est donc assez logique que les critiques y soient plus vives. Objectivement, le bilan est mitigé. La situation budgétaire est une des plus dramatiques de toute l’UE mais, en même temps, c’est la Belgique qui a le mieux sauvegardé le pouvoir d'achat, notamment par l'indexation automatique des salaires. Face à la crise sanitaire, le gouvernement a su préserver les entreprises et la population, loin du discours que tout le monde a été jeté dans la pauvreté. Les multiples exemples de "perception tronquée" sont dus au fait que le gouvernement n’a pas capitalisé et n’a pas assez mis l’accent sur ses actions.

  • Quelle note attribuez-vous au gouvernement ?

    Je dirais "peut mieux faire". Ce gou­vernement n'a pas réussi à engendrer de grandes réformes. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut diminuer le poids fiscal sur les salaires et le coût du travail mais on n'a pas réussi à implémenter une réforme fiscale. Bien sûr, on aurait dû négocier cela pendant la formation du gouvernement et pas un an avant les prochaines élections. Il fallait un accord de gouvernement beaucoup plus précis. On a connu une des formations de gouvernement les plus longues de l'histoire belge, et ça a résulté sur un des accords les plus vagues. Je n’ai pas de soucis si on prend un an pour discuter en détail, mais prendre quinze mois pour arriver à rien de très précis, c’est révoltant. Ce gouvernement avait aussi promis de faire de la politique autrement, d’être plus constructif en arrêtant les jeux politiques, mais la culture politique n'a pas changé. Ce gouvernement a surtout été voulu par les partis francophones et a été miné par ces mêmes partis.

  • Xavier Degraux, qu’en pensez-vous ?

    (XD) - Les propos de Dave Sinardet font écho à la façon dont j’ai perçu la commu­nication. Le premier mot qui me vient à l’esprit, avec ma vision du sud du pays, c’est "minimalisme". C'était un gouvernement un peu par défaut, avec une usure dans sa construction, un programme peu ambitieux dès le départ qui s'appuyait sur une base assez large, plutôt "drivée" du côté franco­phone. Et c'est ce qu'on a aussi vu dans sa communication. Il n’y avait aucune capita­lisation, même après les petites victoires. Chaque fois que quelqu'un sortait du cadre, tout est vite rentré dans le rang. Si on voit le verre à moitié plein, il faut dire que ce gou­vernement a tenu, malgré des périodes his­toriquement compliquées comme le Covid. Mais, clairement, ça a manqué d'ambition à tous les étages et ça s’est reflété, globale­ment, dans la communication.

  • Un manque de compréhension des outils de communication ?

    (XD) - Pas seulement. Les contenus politiques organiques (non payants) sont de plus en plus invisibilisés sur les plateformes de Meta. Face­book, Instagram et Threads veulent éviter de financer de façon trop importante la modé­ration de contenus. Et, par ailleurs, les études indiquent que les membres des réseaux sociaux sont de moins en moins intéressés par les conte­nus politiques et sociétaux, davantage par le divertissement. Le discours politique rationnel, explicatif et nuancé est en perte de vitesse sur les réseaux sociaux, chambres d'écho accélérant les mouvements de fond de la société. La situation profite aux extrêmes, très actives sur ces plate­formes, en organique... et en payant. Cela dit, la réalité est différente au nord et au sud du pays, dans l’incarnation et les messages politiques. C’est moins perceptible du côté francophone, à l'exception du MR, incarné par Georges-Louis Bouchez et, de plus de plus, Paul Magnette au PS, où l’accélération de la campagne semble induire une simplification des messages. Au nord, un Bart De Wever (NVA), un Tom Van Grieken (VB) ou un Raoul Hedebouw (PVDA) incarnent beaucoup de messages ; leurs com­munications organiques étant amplifiées par la suite en payant. C’est une particularité "belge" : à eux seuls, le Vlaams Belang, la NVA et le PVDA pèsent deux tiers des dépenses publicitaires sur Meta l’an passé. C’est atypique au niveau européen. Le Be­lang et la NVA sont, et de très loin, les partis qui dépensent le plus en digital en Europe ! La Bel­gique, pointée du doigt, est connue au titre de pays qui ne régule pas du tout ses dépenses et fait le jeu des extrêmes.

  • Mais l'Union Européenne doit réglementer tout ça, non ?

    (XD) - Des règlements existent, oui, sur la désinformation. Mais pas sur les capitaux investis dans les campagnes politiques sur les plateformes digitales.

    (DS) - On entre là dans le financement des partis. La réforme de cette matière était ins­crite dans l’accord de gouvernement, il y a eu quelques tentatives pour avancer mais tout a été bloqué. Définitivement, il est clair qu'il ne se pas­sera rien. Là aussi, on a manqué d'ambition et de cohérence. Or, il est clair qu’il faut une réforme. Il faut mettre davantage de règles sur ce que les partis peuvent et doivent faire avec cet argent public, pour qu’il soit dépensé à des fins utiles pour la société et la démocratie. Et donc, il faut notamment réguler les dépenses digitales. Mettre des paquets d'argent illimités sur les réseaux so­ciaux où, généralement, il n’y a que des commu­nications pas super nuancées, c’est dangereux. Bien sûr, c'est important de communiquer, mais c'est aussi important de proposer une informa­tion de fond, d'avoir un service d'études...

    (XD) -Je suis d’accord sur l’idée de la régula­tion, les extrêmes ne sont pas d'accord. Leur argu­ment est de dire : "comment voulez-vous qu'on communique vers nos audiences, puisqu'on n'a pas accès de la même façon aux autres médias ?".C'est un discours victimaire d’antisystème, qui fait aussi partie de leur communication. D’autres partis, comme le MR sont également défavo­rables à une régulation. Mais il me semble que la majorité des partis sont pour. Reste à savoir comment réguler... Doit-on plafonner en pour­centage de la dotation ? En valeur absolue ? Sur quels critères ? Rien n’a été fait sous cette législature, c'est une occasion ratée alors que les réseaux sociaux ont vingt ans. Que fait-on avec les technologies qui arrivent à toute vitesse, comme les "deepfakes" et l’IA ? On va aussi avoir vingt ans de retard ? On ne tire pas de leçons des élections qui ont eu lieu ailleurs ces dix dernières années, des recherches scientifiques ? Je trouve ça vraiment gênant. Et inquiétant.

    (DS) - À côté du débat sur le financement des partis, il faut rappeler que nous sommes dans la période de prudence depuis le 9 février où on ne peut pas faire de publicités en télé ou en radio alors qu’il n’y a rien de prévu sur les médias sociaux. Le décalage est gigantesque et total sur ce plan-là.

  • Dave Sinardet, est-ce que les partis politiques communiquent avec leur temps ?

    (DS) - Je crois qu'en 2019, le Vlaams Belang avait vraiment une avance importante sur l'utili­sation des médias sociaux. Ils ont pris les autres partis de court et ont investi là-dedans, en uti­lisant les dernières technologies et formats. Le reste de la classe politique essaye, depuis, de rattraper la balle.

  • Les partis sont-ils convaincants ?

    (DS) - Font-ils du bon travail en termes de dé­bat démocratique ? Peut-être pas. Font-ils du bon travail en essayant d'attraper des voix ? Peut-être que oui, mais ça, ce sont deux approches diffé­rentes. Les campagnes électorales ne sont pas les moments les plus intéressants pour moi, car il y a peu de débats de fond. C’est rarement la fête du débat rationnel !

  • Quid de la présence de Défi sur les réseaux sociaux ?

    (XD) - Leur présence sur les réseaux sociaux est faible. Ils ne disposent pas d’une armée de communicants et ont beaucoup moins d'argent. C’est peut-être aussi un choix. François De Smet, philosophe, aime l'argumentation et les nuances. Les réseaux ne sont pas naturels pour ce genre de profil. Ils ne le sont pas non plus pour Olivier Maingain. Par contre, l'articulation entre médias sociaux et médias traditionnels est intéressante. On sait très bien que les mots percutants seront repris par les médias traditionnels, où ce combat à l’ancienne a eu lieu.

  • Les réseaux sociaux ont-ils changé les campagnes électorales ?

    (DS) - Les médias sociaux contribuent à renfor­cer la polarisation, il y a moins de fond. À la créa­tion de la radio et ensuite de la télé, on disait aussi qu’elles étaient dangereuses. Je dis que chaque technologie peut être utilisée de bonne ou de mauvaise façon, aussi pour les médias sociaux. Ils ont contribué à renforcer la personnalisation en politique, comme les médias traditionnels avaient contribué à la "peopolisation". Surtout en Flandre, où politique et divertissement sont entremêlés depuis trente ans, une tendance renforcée par les médias sociaux. Avant, les politiques repro­chaient aux médias de ne vouloir que du show et pas de fond. Il suffit de regarder les comptes Ins­tagram ou Facebook des représentants politiques (qu’ils contrôlent eux-mêmes) pour constater que cette posture était assez hypocrite.

    (XD) - Les réseaux sociaux font partie d'un ensemble, le risque serait différent s'il n'y avait qu’eux pour nous informer. Gardons-nous de penser que nos concitoyens sont débiles au point de ne pas pouvoir décrypter la communication sur des réseaux, qu’ils maîtrisent souvent mieux que les politiques. Certaines personnes suivent aussi un politique pour s’en moquer. Les poli­tiques ont compris que les réseaux sont segmen­tés par génération, et qu’il faut aller chercher des cibles précises sur les différents canaux.

  • Comment contrôle-t-on les campagnes ciblées ?

    (XD) - Depuis août dernier, toutes les pla­teformes ont l'obligation de tenir une "biblio­thèque" publicitaire où il est possible d'obtenir l'ensemble des campagnes "politiques". Très peu s’en servent, même parmi les politologues. Pourtant, c’est un révélateur extraordinaire. En 2023, sur les treize partis belges, on parle de plus de six millions d’euros de dépenses rien que sur Meta. On atteint donc une masse cri­tique et un volume de publications qui justi­fierait une analyse plus poussée de toutes ces campagnes.

  • Dave Sinardet, votre métier de politologue a-t-il changé dans l’ère des réseaux sociaux ?

    (DS) - Bien sûr. Pour bien comprendre les dynamiques de communication politique, il faut passer beaucoup de temps sur les médias sociaux. Par contre, il faut garder du recul et se dire que l’opinion publique n’est pas reflétée dans les réactions parfois hystériques et polarisantes qui s'y trouvent. En plus, si je veux jouer un rôle dans le débat public, je dois aussi y être actif moi-même. Après avoir passé du temps à écrire une chronique, je dois la distribuer à cinq médias sociaux différents, dans des formats différents. Ce que je trouve un peu fatigant.

  • Le chef d’entreprise est-il devenu bankable pour les partis politiques ?

    (DS) - Oui, même le PTB a reformulé un petit peu la lutte des classes et essaye d'intégrer les indépendants, en faisant des propositions spécifiquement ciblées sur eux, en les oppo­sant aux grandes multinationales…. Les autres partis le font aussi. Ce n’est pas surprenant car on sait que les indépendants, c’est 15 % de po­tentiel électoral. Est-ce opportuniste ? Ça l’est si ça n’est pas suivi de faits après la campagne mais ça n’est pas illogique.

    (XD) - Le PTB/PVDA dépense des fortunes sur Meta, grand symbole du capital, mais n’est pas sur LinkedIn, contrairement à la plupart des autres partis... La PME est un bassin élec­toral parmi d'autres, nanti d’un pouvoir d'achat et d’influence aussi. Cela correspond certaine­ment à un mouvement de société. Pour la pre­mière fois, mes étudiants de l’ULiège rêvent d’entrepreneuriat, parce qu'ils veulent donner du sens à leur vie professionnelle.

    (DS) - Je suis assez d'accord avec ça. La dis­tinction, le fossé présent dans le passé entre le monde des indépendants, des salariés et des ouvriers est bien moindre. On peut changer plus facilement de statut. Et on change aussi plus facilement de parti politique aux élections.

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