Laurent Hublet est entrepreneur et philosophe. Après avoir travaillé comme consultant au Boston Consulting Group, il est chargé entre fin 2014 et début 2018 de la mise en place de « Digital Belgium », le programme stratégique de digitalisation numérique fédéral. Entrepreneur, il crée « BeCentral », le plus grand campus numérique d’Europe, au sein de la Gare Centrale de Bruxelles. Il y a quelques mois, il a passé le flambeau comme CEO mais y reste actif en tant qu’administrateur. À l’heure actuelle, plus de 600.000 personnes se sont formées dans l’un des organismes actifs sur le campus de « BeCentral », installé sur les 10.000m² que compte la gare ferroviaire. Philosophe passionné, il est aussi professeur à la Solvay Brussels School où il donne un cours de leadership.
« L’enjeu de confiance entre le public et le privé est CAPITAL »
Entrepreneur et philosophe, Laurent Hublet est un passeur de savoirs. Pour lui, il faut que l’Europe soit plus courageuse et que chacun d’entre nous soit plus ambitieux et patriote face – notamment – aux géants américain et chinois. La question du sens, ou des sens, de ce que l’on fait ou que l’on donne au travail est primordiale et rebat les cartes des rapports sociaux de demain.
Isabelle Morgante
Pour vous, que signifie « Entreprendre avec sens » (le thème de la réception annuelle d’UCM prévue fin mars, NDLR) ?
« Sens » est un très beau mot, mais un mot compliqué parce qu’il désigne en quatre lettres des choses très différentes. Les sens, ce sont les modalités à travers lesquelles nous, les humains, interagissons avec la réalité. Nous faisons l’expérience du monde par l’ouïe, l’odorat… « Sens » traduit aussi la direction (d’un trajet par exemple), ainsi que la signification d’un mot. Ce que les Grecs appelaient le logos, c'est-à-dire la manière de donner une cohérence à la réalité par les mots. Enfin, il y a ce que les Anglais appellent « purpose », c’est-à-dire le mix des sensation, direction et signification. Aujourd’hui, quand on « entreprend avec sens », c’est donc entreprendre en maintenant une cohérence entre nos sensations, la direction et la signification que nous voulons donner à notre projet. C’est un équilibre fragile, évidemment. Et pour nous rien arranger, comme le dit très bien le philosophe français André Comte-Sponville, les trois sens du mot sens ont en commun d’être subjectifs. La signification que chacun de nous attribue au mot « sens » lui est donc propre et intime.
Il n’y a donc pas de définition universelle du mot « sens »… mais comment expliquer qu’aujourd’hui, travailler doit être en corrélation avec nos valeurs personnelles ?
Deux choses à ce propos. D’abord, la recherche de sens, pour moi, est l'un des éléments les plus universels qui soit. Les humains sont des animaux de sens, qui cherchent le sens, de manière égale face à ces questions. Ça m'a frappé dans mon expérience de manager ; c’est qu’on se pose tous les mêmes questions sur le sens. La recherche du sens est universelle. Mieux encore, elle crée un espace commun. D’autre part, je crois qu’il y a eu un effet de bascule du sens entre l’avant et l’après le covid. L’équilibre a changé. Pendant la pandémie, nous avons dû nous résoudre à travailler en appauvrissant le sens « sensation » ; en ôtant le toucher, l’odorat, pour n’avoir plus que l’ouïe et une vue très partielle, à travers l’écran de notre PC. Le covid a aussi ouvert un nouveau questionnement sur le « sens » dans sa définition de signification. Certains métiers étaient appelés « essentiels », et d’autres pas. Quant au sens « direction », avec l'accélération d’une multitude de phénomènes globaux, dont l'intelligence artificielle ou le réchauffement climatique, il est devenu aujourd'hui une source d'inquiétude pour beaucoup de monde.
Vous êtes professeur à Solvay. En quoi les attentes de la génération Z d'entrepreneurs sontelles différentes des générations précédentes ?
Mes étudiants ont des âges différents et je m’aperçois que les réflexions sur le sens les concernent tous et vont même crescendo. Cela ne concerne pas que les jeunes générations, mais il est vrai que les jeunes s’expriment davantage que les aînés. Il y a une forme de libération par rapport à ces questionnements que les générations précédentes souhaitent, par ailleurs, aussi. C'est souvent une forme de libération personnelle de pouvoir exprimer ses questionnements sur le sens, et de se rendre compte qu’il y a une forme d'universalité sur ces questions. Le point de départ de la réflexion reste subjectif et appartient à chacun d'entre nous. Et c’est justement l’une des beautés de l'entrepreneuriat ou du management, puisqu’il faut aligner des perspectives individuelles de sens pour faire émerger un sens collectif.
C’est l’un des défis majeurs des entrepreneurs ?
Oui, c’est cette possibilité de créer du sens collectif et une culture du sens, au sein des organisations. Le turn-over dans les entreprises est important, il traduit une difficulté de créer ce sens collectif. Pour moi, un entrepreneur ou un manager est un professionnel du sens, c’est le coeur de son boulot.
Quels sont les conseils que le philosophe que vous êtes donnerait aux employeurs pour accueillir les candidats à un poste et pour les convaincre après de rester ?
Il lui faudra travailler sur les dimensions du « sens » en tant que sensation pour les conditions de travail, direction pour expliquer clairement où l’on veut mener l’entreprise et instaurer une confiance et utiliser la signification pour amener de la nuance et ouvrir une discussion, notamment sur le sens de l’engagement.
L’un de vos cours est consacré à la « transmission de savoirs ». N’est-ce pas la clef de la pérennité de l’entreprise ? Pour créer un pont entre les générations déjà installées dans le monde du travail et celle qui arrive ?
Pour moi, la transmission va dans les deux sens, c'est un mouvement de va-et-vient. Donc, on peut transmettre des plus jeunes aux plus âgés et des plus âgés aux plus jeunes, des plus expérimentés aux moins expérimentés. Ça n’est pas monodirectionnel. La terre n’a jamais été autant peuplée et on vit de plus en plus vieux, sur quatre générations. C’est inédit dans l'histoire humaine. C'est vraiment important qu'on réinvente des manières de transmettre, pour que les humains échangent, au-delà des pseudos transmetteurs qui nous écartent terriblement de la transmission entre générations.
L’important turn-over dans les entreprises traduit une difficulté de créer ce sens collectif
Un exemple de pseudo transmetteur ?
Les réseaux sociaux, qui nous donnent l'impression de nous mettre en contact mais qui nous renferment et cassent ces liens entre les générations. Quand on parle du sens, c'est important d'avoir ces moments, y compris dans les entreprises où les gens de différentes générations se retrouvent et doivent parler pour créer cette transmission d’informations et de savoirs.
Est-ce que l’IA change le sens ?
Une intelligence est biologique, jamais artificielle, reposant sur des émotions que ne possède pas l’IA. Depuis toujours, je pense qu’il faut utiliser la technologie et ses effets bénéfiques dans l’usage qu’on en fait. Les craintes autour de l’IA sont justifiées mais il faut mettre des balises et analyser en quoi ces technologiques peuvent s’avérer positives. L'IA génère aujourd'hui une vague d'automatisations dans les métiers de services qui seront obligés de revoir leur modèle économique. Cette transformation sera libératrice parce qu'elle va permettre de se concentrer sur des tâches à plus haute valeur ajoutée. Par exemple, lorsqu’Excel est arrivé, les comptables ont émis de fortes craintes quant à la survie de leur métier. Et puis, il s’est avéré qu’Excel est un outil qui permet aux comptables de se concentrer sur son expertise et d’en faire profiter pleinement ses clients.
Vous êtes entrepreneur et avez été le conseiller du gouvernement belge pour le digital… Les mondes privé et public s’accordent-ils ?
Il y a des incompréhensions mutuelles. Les entrepreneurs ne comprennent pas bien le monde politique, tandis que le monde politique et les administrations travaillent assez peu avec les entrepreneurs. Dans une vision d’écosystème (que je prône), le public n’est pas l’ennemi du privé, et vice versa. Les enjeux vis-à-vis de la Chine ou des États-Unis sont croissants et face à ça, il est primordial que privé et public travaillent en bonne intelligence. Ils se doivent d’être alliés, objectifs, tout en instaurant un climat de confiance. Je crois qu'il y a vraiment un enjeu de confiance entre les acteurs privés et les administrations. Pour être très clair, il y a une vraie défiance de certains dans l'administration contre les entrepreneurs… ça doit vraiment changer.
L’un des chantiers politiques, c’est la simplification administrative. Est-elle réalisable, dans ce climat de défiance ?
Elle doit se faire, mais on doit remonter aux causes pour comprendre pourquoi les choses sont si complexes pour les entreprises. Pour moi, une explication vient du fait que les pouvoirs publics n'ont pas toujours bien conscience du fonctionnement des entreprises. On se plaint souvent en Belgique de la complexité administrative mais moi qui ai vécu aux États-Unis et au Mexique, je peux vous dire que ça n’était pas mieux ! La régulation est une bonne chose pour les entreprises, elle encadre le travail de chacune des parties. Et nous avons aussi besoin d'institutions fortes, comme l’autorité de la concurrence. C'est fondamental pour le bon fonctionnement économique, même si c’est parfois compliqué au niveau microéconomique. On doit reconnaître que notre état de droit et notre économie fonctionnent bien.
Justement, comment l’entrepreneur (privé) que vous êtes a-t-il pu se fondre dans le modèle du service public, au service du gouvernement belge ? Comment avez-vous fait ?
À l’époque, je me suis vu comme un entrepreneur de la chose publique. Je considère d’ailleurs que l’on peut entreprendre dans une multitude de domaines, y compris dans le « non-marchand ». Et dans ce cadre, je me vois comme un bâtisseur et un transmetteur d'écosystèmes. Le sens de « BeCentral » (le campus numérique qui occupe la Gare Centrale de Bruxelles), c’est précisément de rassembler dans un même lieu des programmes de formation, des start-ups et scale-ups, des grandes entreprises (publiques ou privées), des universités…
Vous qui avez vécu aux États-Unis, que vous inspire la situation actuelle de l’autre côté de l’Atlantique ?
Je ne suis pas particulièrement rassuré car on y voit que des entrepreneurs prennent le contrôle d'agences gouvernementales tandis qu’en Chine, un pouvoir politique extrêmement fort a la mainmise sur les entrepreneurs. Face à ça, l’Europe doit (ré)inventer sa manière de fonctionner et assurer cet équilibre entre tous les pouvoirs publics et les acteurs économiques.
Nous devons être plus fiers de vivre et de travailler dans l’Union européenne ?
Nous devons faire preuve de patriotisme et défendre ce modèle. Je suis fier d'être européen et si je suis revenu en Belgique après avoir travaillé aux États-Unis, c’est justement parce que je voulais évoluer dans une société où les soins de santé sont accessibles et où mes enfants pouvaient avoir accès à une école de qualité sans devoir payer 80.000 dollars par an et être entourés de gosses de riches. Nous devons être fiers de ce modèle et nous battre pour qu'il continue à se déployer. L’Europe est le continent où on vit le mieux.
C’est aussi une question de valeurs ?
Les États-Unis sont très forts pour projeter une image de réussite et de croissance, mais ne soyons pas dupes, on ne vit pas si bien que ça aux États-Unis aujourd'hui. Certains y vivent même très mal. La preuve ? Donald Trump a été réélu ! Les États-Unis ne vont pas bien du tout, l’espérance de vie y est d’ailleurs en baisse. Il faut oser le dire et surtout mettre en place un autre modèle pour nos enfants. Nous pouvons être fiers de nos valeurs européennes et oser être patriotes. Les Chinois nous ont prouvé qu'en dix ans, on peut construire une industrie numérique quasiment de zéro… Je crois qu'on doit oser faire la même chose aujourd'hui. Face aux nationalistes, la seule bonne réponse est d’être patriote. Trump est un nationaliste, qui s’est entouré d'oligarques dont l’objectif reste de s'enrichir au maximum. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour les citoyens américains, mais c’est le choix qu’ils ont démocratiquement posé. En retour, nous autres Européens, devons être ambitieux. Pas arrogants. Ambitieux, ce qui n’empêche nullement l’humilité d’ailleurs.
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