Pierre-Yves Dermagne (PS)

Vice-premier ministre, en charge de l'Économie et du Travail
08/04/22

Licencié en droit (UCLouvain) et avocat, ce citoyen de Buissonville (Rochefort) est entré en politique comme conseiller communal socialiste en 2006. Deux ans plus tard, il devient chef de cabinet adjoint de Philippe Courard, puis d'Éliane Tillieux. Député wallon en 2014, bourgmestre de Rochefort (aujourd'hui en titre) en 2018, sa carrière politique décolle en 2019. Nommé ministre wallon des Pouvoirs locaux, il doit gérer l'affaire Nethys et remet de l'ordre.

En octobre 2020, il devient vice-premier ministre fédéral. Il n'a pas quarante ans ! Ses adversaires le décrivent comme "social-démocrate", pragmatique. Son style british – il est fan des Monty Python et des Rolling Stones – ne doit pas faire illusion : il sait dire non et l'a prouvé lors de la formation du gouvernement.

Des emplois, oui, mais de qualité et bien rémunérés

Dans une société qui compte davantage de malades de longue durée que de chômeurs, le défi est autant de créer des emplois que de rendre "vivables" ceux qui existent. C'est souvent le cas dans les PME, estime Pierre-Yves Dermagne.

Thierry Evens

Les entrepreneurs ont fait preuve d'une résilience inespérée.
  • - Le gouvernement a comme objectif d'atteindre un taux d'emploi de 80 % en 2030. Malgré les remous, vous gardez le cap ?

    - Oui. C'est un objectif ambitieux mais il faut avoir de l'ambition. D'ailleurs, le taux d'emploi est meilleur aujourd'hui qu'avant la crise corona. Grâce aux mesures d'aide prises par les différents gouvernements et grâce aussi à l'implication du tissu économique et des PME. Les entrepreneurs ont fait preuve d'une résilience inattendue, inespérée il y a encore quelques mois. Les offres d'emploi restent nombreuses. Peut-être qu'en Wallonie, on ne sera pas à 80 % en 2030 mais il faut s'en rapprocher en améliorant le taux de toutes les catégories d'âge.

  • - Vous avez dit vouloir des emplois "de qualité, qui ont du sens et bien rémunérés." C'est utopique, non ?

    - Pas du tout. C'est possible et ce n'est pas à UCM que je dois l'apprendre. Dans nos PME, nous avons ce type d'emplois. Ils existent et heureusement, parce que c'est ce que veut une partie grandissante de la population. C'est un enjeu de société à moyen et long termes. Aujourd'hui déjà, il y a davantage de malades de longue durée que de chômeurs. Cela questionne vraiment la manière dont nous devons encadrer et accompagner les emplois pour qu'ils soient de qualité.

  • - Il y a quand même des métiers peu valorisants…

    - Je dirais plutôt trop peu valorisés. Pendant la crise corona, la société a pu continuer à fonctionner grâce à des métiers parfois mal considérés, qui se sont avérés essentiels. Nous devons changer notre vision de ces emplois. Je vois un portrait de Churchill au mur (NDLR : l'interview a lieu dans un bureau UCM). Depuis deux ans, j'ai cette phrase de lui en tête : "Never let a good crisis go to waste" (ne gaspillez jamais une bonne crise, NDLR). Nous devons toujours apprendre des moments difficiles, en faire des opportunités pour transformer la société. C'est vrai en général ; c'est encore plus vrai dans le monde de l'économie et du travail.

  • - Augmenter le taux d'emploi suppose d'adapter l'offre à la demande…

    - La formation est essentielle. J'ai participé en octobre à une mission royale au Danemark et j'ai vu à quel point ils ont le souci de la formation tout au long de la vie et de la carrière. Nous n'avons pas suffisamment cette culture en Belgique. La société, l'économie, le monde du travail évoluent très vite. Des emplois disparaissent et d'autres apparaissent. Les profils de compétences nécessaires changent sans cesse. C'est pour ça que j'ai voulu mettre en place un droit individuel à la formation pour chaque travailleur. Parce que ce sont ceux et celles qui en ont le plus besoin qui y ont le moins accès.

  • - Vous avez exempté les petites entreprises de l'obligation de formation…

    - Nous avons tenu compte des réalités des PME. C'est un pied dans la porte, une première étape. Travaillons d'abord avec les grandes entreprises, qui ont la capacité de mettre en place des plans de formation et de concrétiser le droit à la formation. Puis nous verrons comment on peut, progressivement et en concertation, élargir le scope.

    Flexibilité horaire à la carte

  • - Le "deal pour l'emploi" de février prévoit d'autoriser la semaine en quatre jours ou des horaires alternés d'une semaine à l'autre. Votre but est d'augmenter l'attractivité des emplois ?

    - Nous tenons compte de l'évolution des rythmes de vie, de la recomposition des cellules familiales, des gardes alternées. Si le travail tient compte de ces réalités, il est en effet plus attractif. Avoir une journée en plus à consacrer au repos, à sa famille ou à ses loisirs est bénéfique. J'ajoute que la semaine en quatre jours a aussi un effet positif sur l'environnement et le pouvoir d'achat, puisqu'elle réduit les déplacements de 20 % !

  • - La FGTB est venue vous interpeller à Rochefort en parlant de "recul social" !

    - Ce n'est pas une mesure qui pourra être généralisée. Si vous avez une tâche lourde, pénible, sur une chaîne de production, ce serait impossible et dangereux de vous imposer 9 h 30 ou 10 heures de travail en un jour. C'est une organisation à adopter à la carte, en accord entre l'employeur et le travailleur. Je pense que là où c'est possible, ce n'est pas un recul social. Mais vous savez, dans le monde patronal aussi, il y a des réticences quand on parle d'horaires modulables.

  • - L'accord Deliveroo, sur le statut des travailleurs des plateformes, remet de la clarté pour différencier un indépendant d'un salarié ?

    - J'en suis convaincu. C'est un accord historique parce qu'il introduit dans notre droit du travail des dispositions spécifiques qui tiennent compte des réalités de terrain de l'économie de plateforme. En fonction des critères fixés, il y aura une présomption de salariat ou d'indépendance. C'était la seule voie possible puisque le jugement du tribunal de Bruxelles avait fermé la porte du statut de l'économie collaborative. Nous ne pouvions pas rester avec un angle mort, une zone grise. Nous ne pouvons pas handicaper les PME qui respectent le droit du travail et n'ont pas recours à de "faux indépendants".

  • - La volonté des parties reste un élément essentiel pour déterminer le statut ?

    - Bien sûr. Pour moi, il n'y a pas de bon ou de mauvais choix, pourvu que ce choix soit fait en connaissance de cause. Je suis moi-même à la base indépendant, je viens d'une famille d'indépendants et mon épouse est indépendante. Ce n'est absolument pas un sous-statut mais il faut le connaître avant de l'adopter. Les guichets d'entreprises ont un rôle important à jouer pour informer sur les droits et obligations qui en découlent.

    Les accords sociaux ont une plus-value

  • - Les employeurs cumulent les difficultés après les deux ans de Covid : flambée des prix de l'énergie, des matières premières, des coûts salariaux vu l'inflation. Vous êtes inquiet ?

    - Je regarde en effet tous les jours l'évolution des prix et de l'inflation. Nous avons réagi puisque nous avons décidé un paquet d'aides pour soutenir le pouvoir d'achat des ménages et, ce faisant, nous avons ralenti l'inflation et l'indexation des salaires. Mais ça reste une préoccupation bien sûr, en particulier pour certains secteurs comme l'agroalimentaire. La Belgique, avec son économie ouverte, a peu de leviers d'action sur les causes. Je me réjouis qu'elle ait un rôle de leader en Europe pour gérer à ce niveau les conséquences de la guerre en Ukraine.

  • - Vous ne toucherez pas au mécanisme d'indexation des salaires ? Ni pour le ralentir, ni pour mieux intégrer la hausse des carburants ?

    - La question du panier de l'indice relève de la concertation sociale. Je laisse ça entre les mains du banc patronal et du banc syndical. Au gouvernement, nous n'avons pas la volonté de changer le système. Une récente étude de la KU Leuven a encore démontré qu'il protège efficacement le pouvoir d'achat dans la crise actuelle.

  • - L'accord salarial 2021-2022 est mal passé côté syndical. La marge d'augmentation des salaires de 0,4 % au-delà de l'inflation était jugée "ridicule". Pour 2023-2024, il n'y aura pas de marge du tout !

    - La situation apparaît difficile. La loi de 1996 sur la sauvegarde de la compétitivité, dans sa version de 2017, rend la négociation très compliquée. Il y aura un débat au Parlement sur cette loi puisque les syndicats ont utilisé le droit de pétition pour l'obtenir. Je ne présage pas de son issue. On verra… Je voudrais souligner qu'il y a eu un accord interprofessionnel en 2021. La concertation sociale fonctionne dans notre pays ! Chaque semaine, je signe des dizaines et des dizaines de conventions collectives conclues entre les partenaires sociaux. Cette concertation, même si elle est compliquée, a une plus-value importante. On l'a bien vu lors de la crise Covid, notamment avec le guide générique et ses adaptations successives. Les Danois – j'y reviens – étaient très fiers de nous dire qu'ils avaient mis en place un régime de chômage temporaire. Bravo, mais le système existe depuis des années chez nous et il a été adapté à la crise sanitaire de façon très efficace.

  • - Le chômage force majeure est prolongé jusqu'au 30 juin. Faut-il poursuivre d'autres aides ?

    - J'ai toujours dit que quand les pouvoirs publics imposent une limitation, voire un arrêt de l'activité économique, il faut une compensation. Avec la guerre en Ukraine, les difficultés sont aussi importantes et parfois même plus, mais la réponse est plus complexe. La crise est asymétrique selon les secteurs et les pays. Il y a deux ans, l'Union européenne a apporté une solution inespérée en émettant massivement des eurobonds qui ont permis de financer les programmes de soutien. Dans ce cas-ci, le taux d'exposition des économies est différent et du coup, les positions des pays sont différentes. Je souhaite à nouveau une solidarité européenne. Avec la crise Covid, nous avons constaté que soutenir les entreprises était nécessaire et positif. Nous avons préservé le tissu économique, nos outils de production, et c'est ce qui a permis une reprise au-delà des prévisions. Donc oui, il faut agir. Nous le faisons par exemple avec le secteur agroalimentaire.

  • - Le gouvernement doit s'attaquer à une réforme de l'impôt des personnes physiques ?

    - Il doit s'attaquer à une vraie réforme fiscale globale. Pour réduire les charges sur le travail et en particulier sur les bas salaires, pour avoir un impôt plus progressif et redistributif, nous aurons besoin de vases communicants, d'un important tax shift. Nous devrons revoir notamment la taxation du patrimoine et des revenus du patrimoine. C'est sans doute difficile à percevoir mais la Belgique reste un paradis fiscal pour certaines niches de la société.

  • - Avec sept partis, aurez-vous la cohésion nécessaire pour avancer ?

    - C'est prévu dans l'accord de gouvernement. Nous nous sommes tous engagés à préparer le travail et à faire en sorte que, sous la prochaine législature, des réformes basculantes aient lieu. Si on peut anticiper, tant mieux. Je suis un éternel optimiste. Je pense que chaque parti est conscient de la nécessité d'une réforme et sait dans quel sens il faut aller. Nous avons déjà prouvé que nous pouvions prendre des décisions sur des sujets difficiles.

    Nous, Wallons, n'attendons rien de la Flandre

  • - C'est votre première expérience comme ministre fédéral. C'est compliqué ?

    - J'étais, je suis et je resterai fédéraliste convaincu. Nous, Wallons, devons prendre notre destin en main. Nous ne devons pas attendre grand-chose du nord du pays. Nous devons être conscients de nos difficultés, mais aussi de notre potentiel et de nos atouts. J'espère un vrai consensus des forces vives wallonnes et je me réjouis du récent plan stratégique qui associe les syndicats, le patronat et les organisations environnementales. L'union derrière des objectifs communs et des priorités est une des forces de la Flandre depuis des décennies.

Les francophones doivent préparer la prochaine réforme de l'État.
  • - Puisque réforme de l'État il y aura après 2024, les partis francophones ne devraient-ils pas s'y préparer ?

    - Si ! C'est une absolue nécessité ! Les francophones commettraient une erreur et une faute en allant à la table des négociations sans préparation et sans revendications. J'ajoute que nous devons aussi mener des réformes entre nous. Les liens entre les francophones de Wallonie et de Bruxelles sont forts, importants et naturels. Nous n'avons pas besoin d'institutions, d'un gouvernement et d'un parlement permanents.

  • - Comme ministre socialiste, vous sentez-vous pris entre le marteau d'un gouvernement avec les libéraux, et l'enclume d'un PTB très radical ?

    - Je me bats pour des valeurs et pour un projet de société, mais en cherchant le compromis parce que c'est la seule façon d'avancer dans ce pays. Le PTB a une position facile : il s'agite. Au PS, nous avons fait le choix d'agir. Bien entendu, nous n'obtenons jamais 100 % de ce qu'on voudrait mais nous obtenons beaucoup. Les plus basses allocations et pensions ont augmenté. Le salaire minimum vient d'être sensiblement relevé. Ce sont des réalisations concrètes qui changent la vie des gens.

  • - À l'élection présidentielle française, le PS a quasiment disparu. Pourquoi ?

    - Il reste relativement fort dans les communes et les régions. L'ancrage local est solide. Anne Hidalgo (candidate socialiste malheureuse à la présidentielle, NDLR) est maire de Paris, réélue en 2020.

  • - Il manque un grand leader ?

    - Peut-être. En même temps, je ne crois pas au mythe de l'homme ou de la femme providentiel(le). Nous sommes dans un monde complexe, avec des interactions multiples. Le modèle français, présidentiel, amène forcément à la déception. Pour moi, la démocratie, c'est par essence le compromis. Il faut être clair par rapport à l'électeur, avoir un programme, tracer des lignes rouges qu'on ne franchira jamais. Ensuite, il faut composer. Oui, c'est particulièrement compliqué chez nous avec la Flandre et la Wallonie qui ont des cultures et des opinions publiques différentes, pas toujours autant qu'on le dit d'ailleurs. Nous avons une architecture institutionnelle compliquée, qui est le fruit de notre histoire et peut-être le prix à payer pour une vie commune apaisée.

Contexte

Vice-premier socialiste : compliqué !

Les pressions sont multiples

Prenez un régionaliste wallon de gauche. Mettez-le au sein d'un gouvernement fédéral avec quatre partis flamands, deux francophones dont le grand adversaire MR. Donnez-lui des compétences cruciales au cœur d'une crise sanitaire, puis face aux conséquences de la guerre en Ukraine. Ajoutez un PTB qui entraîne dans sa surenchère permanente une bonne partie du syndicat socialiste frère. Concluez que la vie politique de Pierre-Yves Dermagne est difficile. Et pourtant, il sourit : "Je suis un éternel optimiste." Une qualité indispensable…

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