Il a fallu quinze ans pour qu'un écosystème dans les biotechnologies émerge en Wallonie. Aujourd'hui, ces PME se font racheter, entrent en bourse, produisent pour des groupes étrangers…
Jean-Christophe de Wasseige
Depuis plusieurs mois, les nouvelles concernant le secteur pharmaceutique wallon s'égrènent. Les plus marquantes ? Octobre 2020 : iTeos, spin-off de l'Université libre de Bruxelles (ULB), réussit une entrée sur le Nasdaq. En échange d'une partie de ses actions, elle reçoit 200 millions d'euros. Décembre 2020 : Univercells lève 70 millions d'euros auprès d'investisseurs belges et étrangers. Janvier 2021 : Henogen, basée à Gosselies, est cédée par le français Novasep à l'américain Thermo Fischer pour… 725 millions d'euros ! Mars 2021 : la PME liégeoise Diagenode est reprise par un autre groupe, Hologic, pour 130 millions…
Certes, ces deals ne sont pas les premiers. Certes, il faut aussi les relativiser. Tout le secteur pharma fonctionne par fusions-acquisitions : les gros laboratoires (qui occupent les marchés) rachètent les PME (qui font de l'innovation). N'empêche. Cette vague de rachats et de levées de fonds impressionne. Alors, est-elle significative d'une nouvelle étape dans le développement des biotechs en Wallonie ? Il semble bien que oui.
On sait que la Région a fait des sciences de la santé un des axes de son redéploiement à partir de 2005. L'intuition de départ a été de miser sur les nouvelles formes de médecine, dont les thérapies cellulaires et les thérapies géniques. Celles-ci ne sont pas les seules spécialités wallonnes mais ce sont désormais les plus matures. Petit rappel : les premières consistent à implanter des cellules souches, préalablement amplifiées, chez un malade. Celles-ci ont comme propriétés de se différencier en n'importe quels tissus humains et de se multiplier facilement. Elles peuvent ainsi reconstituer des organes endommagés, traiter des cancers, enrayer des maladies dégénératives… Les thérapies géniques, elles, consistent à introduire du matériel génétique neuf à l'intérieur de cellules défectueuses.
Une nouvelle médecine
Tout cela constitue une révolution. Et ouvre de vastes perspectives sur un plan économique. Pourtant, le
pari n'était pas gagné d'avance. À l'origine, les techniques devaient s'affiner ; des capitaux considérables étaient nécessaires ; de l'argent public était crucial pour lancer la dynamique… Encore aujourd'hui, tout n'est pas rose. En témoignent les difficultés de Delphi Genetics en 2016, de Promethera en 2020 ou d'Asit Biotech ces temps-ci. Mais globalement, après quinze ans, les efforts ont fini par payer. Les biotechs wallonnes présentent désormais des chiffres flatteurs : 190 entreprises, 16.500 salariés en direct, 35.000 travailleurs en indirect. Avec les multinationales "historiques" comme GSK ou UCB, la pharma pèse 27 % des exportations régionales. C'est le secteur numéro un.
"Cette vague de levées de fonds confirme qu'un degré d'excellence a été atteint et que celui-ci est reconnu", estime Frédéric Druck, le CEO d'Essenscia Wallonie-Bruxelles, la fédération de la chimie-pharma. Pour lui, des innovations médicales crédibles ont été développées. Mais il n'y a pas que cela. "Une des forces des biotechs wallonnes a été de se lancer assez tôt dans la production. Et de ne pas se contenter seulement de la recherche. Cette étape de l'industrialisation est vitale. Parce qu'elle crée la vraie valeur ajoutée et parce que la pharma mondiale fonctionne de plus en plus avec des sous-traitants pour la production."
Ces derniers sont désignés sous le vocable de CDMO (pour "contract development and manufacturing organization"). En super simplifié : une biotech conçoit un bio-médicament et mène les essais cliniques. Une autre biotech, de type CDMO, se charge de la fabrication de l'une ou l'autre substance entrant dans le nouveau produit. Dans le cas des thérapies cellulaires et géniques, cela peut être : des cellules souches, de l'ADN modifié, des vecteurs viraux… Enfin, un géant pharma utilise la technologie et/ou le processus de production pour une commercialisation mondiale. Un exemple récent est frappant : en un an, trois PME carolos ont été raflées par l'américain Catalent : MaSTherCell, SCTS (filiale de Bone Therapeutics) et Delphi Genetics. Toutes trois produisent du matériel cellulaire. CQFD.
Viser l'international
"On peut clairement parler de nouvelle étape dans le développement des biotechs en Wallonie, appuie Florence Bosco, la directrice du BioPark de Gosselies, un des lieux marquants du secteur. Nous sommes entrés dans une phase de consolidation. Nos PME intègrent de grands groupes, ce qui va leur permettre de continuer à grandir, d'accéder à de nouvelles ressources, de viser d'importants marchés. C'est une très bonne nouvelle." La crainte de se voir chiper le savoir-faire n'existe apparemment pas. "Les délocalisations pour ce type de labos et d'unités sont difficiles", assurent de nombreux acteurs.
Mais que vaut cette réussite wallonne sur le plan mondial ? Bien d'autres régions se sont aussi positionnées dans les biotechs. En Europe, on trouve le Royaume-Uni avec son triangle Londres-Oxford-Cambridge. Il y a aussi l'Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Flandre… "La Wallonie est sans doute partie un peu plus tard que les autres dans cette révolution, mais elle a rattrapé son retard et elle connaît aujourd'hui les mêmes taux de croissance, analyse Marc Foidart, directeur opérationnel chez Noshaq, l'invest de Liège, un autre lieu du dynamisme biotech. Elle possède certainement des avantages comparatifs."
Un de ces avantages concerne les dépenses en R&D. Selon Essenscia, elles se sont élevées à 2,6 milliards d'euros en Wallonie en 2019 (en comptant les biotechs, mais aussi les multinationales de la pharma et les industriels de la chimie, ces derniers étant minoritaires). C'est plus que la Flandre (1,9 milliard). Et plus que d'autres régions, si on rapporte ce montant au nombre d'habitants ou à la valeur ajoutée créée.
Et pour l'avenir ? Il reste des défis. Essenscia en a dressé une liste : simplifier la législation afin de permettre de nouvelles innovations, améliorer la logistique pour exporter plus facilement, automatiser la production, ou encore doper les efforts de formation. Pour les laborantins en salle stérile, les techniciens de production ou les contrôleurs de qualité, en effet, les jobs sont là…
Des exemples
Multinationales
GSK, vaccins, à Wavre, Rixensart et Gembloux
UCB, maladies immunitaires et neurologiques, à Braine
Takeda, produits immunologiques, à Lessines
Eurogentec (Kaneka), protéines, ADN, peptides, à Liège
Thérapies cellulaires
Bone Therapeutics, maladies osseuses, à Gosselies
Celyad, maladies cardiaques et leucémie, à Mont-St-Guibert
Promethera, maladies du foie, à Mont-St-Guibert
Novadip, fractures sévères, à Mont-St-Guibert
Immunothérapies
OncoDNA, oncologie de précision, à Gosselies
iTeos, différents cancers, à Gosselies et Boston (USA)
PDC Line Pharma, cancer du poumon, à Liège
ERC, tumeurs au cerveau, à Gembloux
Sous-traitants (CDMO)
MaSTherCell (Catalent), matériel cellulaire, à Gosselies
Delphi Genetics (Catalent), plasmides, à Gosselies
Henogen (Thermo Fischer), biomolécules, à Gosselies et Seneffe
Univercells, micro-usines pour vaccins, à Gosselies et Nivelles
Équipementiers médicaux
CluePoints : logiciel pour essais cliniques, à Louvain-la-Neuve
Nyxoah, implant contre l'apnée du sommeil, à Mont-St-Guibert
Antigon, vérification de la compatibilité sanguine, à Gosselies
IBA, machines de protonthérapie, à Louvain-la-Neuve
Trasis, équipements pour médecine nucléaire, à Ans
ANMI, traceurs de cellules cancéreuses, à Herstal
IRE, production de radio-isotopes, à Fleurus
Diagnostics
Diagenode, détection des maladies virales, à Liège
D-tek, détection des maladies auto-immunes, à Mons
Abscint, imagerie moléculaire, à Bruxelles et Liège
Caprion Biosciences, bio-analyses de pointe, à Gosselies
Autres spécialités
Mithra, produits pour la santé féminine, à Liège
Ogeda (Astellas), bouffées de chaleur, à Gosselies
EyeD Pharma, implants intra-oculaires, à Liège
Vésale Pharma, probiotiques, à Namur
PME étrangères
Imcyse, immunothérapie, de Flandre à Liège
Miracor, stents innovants, d'Autriche à Awans
BCI Pharma, inhibiteurs innovants, de France à Liège
Clarity Pharma, médecine nucléaire, d'Australie à Liège
Les raisons d'un succès
La Wallonie dispose d'un système de santé développé (20.000 lits d'hôpitaux) et d'une bonne recherche universitaire (2.400 chercheurs). Il a donc été possible de trouver des compétences, de mener des recherches et de tester celles-ci sur des patients. La Belgique est une spécialiste des essais cliniques.
Les recherches universitaires ont servi d'aiguillon. Bientôt, elles ont quitté les labos pour prendre une forme commerciale. Ce sont les spin-offs (ou "détachements"). L'une des premières fut Eurogentec, séparée en 1985 de l'Université de Liège, devenue leader en génomique, puis rachetée en 2010 par le japonais Kaneka.
Le secteur biotech a ensuite connu un coup d'accélérateur à partir de 2005 avec la création des pôles de compétitivité par la Région wallonne, dont celui consacré à la santé : Biowin. Des budgets ont été mis à disposition pour la R&D, recoupant en partie ceux de l'administration (SPW Recherche). Particularité : ces fonds ne sont attribués qu'après sélection par un jury indépendant. Seules les initiatives les plus prometteuses sont donc financées.
Pour décrocher ces fonds wallons, les projets doivent aussi correspondre à des domaines précis. La réussite passe en effet par la spécialisation. Il y en a quatre : la biopharmacie (qui regroupe thérapies cellulaires, thérapies géniques et immunothérapies), les équipements (médicaux et de diagnostic), la médecine nucléaire et le big data appliqué à la santé. Des initiatives indépendantes des universités, les start-ups, sont apparues à leur tour.
Pour conforter la recherche, mener les études cliniques et envisager la production, d'autres moyens financiers sont nécessaires. Or, ils existent. Les universités ont monté leurs fonds : Theodorus à l'ULB, Vives à l'UCLouvain, Spinventure à l'ULiège. Les invests régionaux sont devenus très actifs, comme Noshaq et Sambrinvest. Les bras financiers de la Wallonie (SRIW) et du fédéral (SFPI) participent. Et puis, il y a les fonds de capital à risque : belges (Fund+, Eden Biocapital, Newton Biocapital) ou étrangers.
Les incitants fiscaux du fédéral jouent un rôle. En particulier l'exonération de 80 % sur le précompte professionnel des chercheurs et la faible imposition sur les revenus issus des brevets (Patent Box).
Enfin, le rôle des entrepreneurs est à souligner. Certains sont restés dans le secteur après leur retraite ou la revente de leur entreprise. Ils ont alors conseillé ou investi dans des jeunes pousses. Tels Jean Stéphenne (ex-GSK), François Blondel (ex-IBt), Jean Combalbert (ex-Ogeda)…
À Charleroi, tout est parti de l'implantation par l'ULB de son Institut de biologie et de médecine moléculaire (IBMM) sur le zoning de l'Aéropole en 1999. Des premières spin-offs y ont grandi : Henogen, Delphi Genetics, Bone Therapeutics… Au fil du temps, deux autres instituts de recherche, trois bâtiments servant d'incubateurs (11.500 m²) et d'autres sociétés se sont ajoutés. L'ensemble s'appelle le BioPark et abrite 85 PME employant 2.700 personnes. De nouveaux incubateurs sont encore prévus : le n° 4 en 2022 (5.000 m²) et le n° 5 en 2024 et 2026 (22.000 m²). Ce dernier pourrait accueillir un centre de formation, la Biotech School. Des fonds européens ont été sollicités pour 30 millions d'euros. Le pôle de compétitivité Biowin est situé tout près. L'ambition du BioPark est de consolider sa position dans la production. Actuellement, 20 % des bioproduits européens proviennent déjà de Charleroi.
Sur le campus du Sart-Tilman, se trouve Eurogentec, première success story du secteur. Non loin, fonctionnent l'hôpital du CHU et le Giga, laboratoire de l'ULiège consacré au biomédical et qui abrite des spin-offs. En 2018, un immeuble du zoning de Herstal a été transformé en incubateur : l'Accessia Pharma (4.000 m²). Un site plus imposant encore va être aménagé sur les hauteurs de Liège pour accueillir d'autres compagnies : le LegiaPark (voisin du tout nouveau complexe hospitalier MontLégia). Il réunira labos, salles blanches, bureaux (30.000 m²). À l'heure actuelle, la Cité ardente compte 90 PME dans la santé. Des partenaires en majorité publics et réunis au sein de B2H (Bridge To Health) ont lancé une stratégie locale. Elle entend offrir à toute nouvelle biotech : du financement, de l'expertise médicale, des locaux adaptés et du management. En participant à des fonds internationaux, B2H a aussi réussi à faire venir des start-ups étrangères.
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