François De Smet

Philosophe engagé dans le milieu associatif, devenu président de Défi en 2019
09/02/21

À 43 ans, il a un CV bien garni. Docteur en philosophie, auteur d'une quinzaine de livres et scénariste de trois films, François De Smet a enseigné et tenu des chroniques dans les médias. Il a été conseiller du ministre Hervé Hasquin (MR) de 1999 à 2004 sur la citoyenneté et a bourlingué dans le monde associatif pour devenir en 2015 le premier directeur de Myria, le Centre fédéral Migration, chargé de veiller aux droits fondamentaux des étrangers.

En 2019, il fait une entrée fracassante en politique. Élu en mai député Défi à Bruxelles, il succède dans la foulée, le 1er décembre, à Olivier Maingain.

Une vague de faillites ralentirait le redémarrage.

Nous ne pouvons vaincre l'épidémie que par l'adhésion

"Dommage, les tiraillements au sein de la majorité et les décisions mal ou peu justifiées." Le président de Défi veut pratiquer un débat démocratique nuancé et respectueux. Il est ambitieux pour son parti, qu'il voit non dans un centre mou, mais au centre de gravité.

Thierry Evens

  • - Quel regard portez-vous sur la façon dont l'épidémie de Covid a été gérée ?

    - La crise n'est pas finie. Il faudra attendre que la poussière retombe pour distinguer ce qui relève des erreurs des uns et des autres ou des faiblesses institutionnelles de notre pays. Mais à l'évidence, nous n'étions pas prêts. Rappelez-vous la destruction du stock stratégique de masques ! La décision du premier confinement, en mars, a été prise au moment juste. Le second confinement est arrivé trop tard, et façon puzzle : d'abord les bars et l'horeca bruxellois, avec des couvre-feux en ordre dispersé. Je regrette l'indolence et un manque de leadership du fédéral. Nous aurions pu limiter l'ampleur et la longueur de la seconde vague. L'absence de leadership, comme pour la campagne de vaccination, met en question notre fédéralisme.

  • - Neuf ministres de la Santé, c'est trop ?

    - Ne caricaturons pas, ils s'occupent aussi d'autres choses que de santé, mais quel sens cela a-t-il que la prévention soit dispersée ? Une campagne nationale contre le tabagisme ou l'alcoolisme est impossible, alors que les soins sont majoritairement fédéraux. On marche sur la tête ! Nous sommes des gens pragmatiques. Quand une compétence est mieux exercée par les Régions, c'est bien. C'est souvent le cas en ce qui concerne l'économie par exemple. Mais ce qui concerne la sécurité de l'existence et donc la santé doit être fédéral.

  • - Vous parlez d'indolence. C'est un terme qui cadre mal avec Frank Vandenbroucke…

    - C'est vrai, il a tenté de prendre les choses en main avec une communication franche. Mais même au sein de la majorité fédérale, il y a des messages contradictoires et des présidents de parti, comme M. Bouchez, qui ont un discours beaucoup moins ferme que le ministre de la Santé. C'est déplorable parce qu'en démocratie, vous ne pouvez vaincre une épidémie que par l'adhésion. Les Chinois ont un contrôle social hyper rigoureux et mettent les gens en prison quand ils font un pas de travers. C'est impossible chez nous et ce n'est pas souhaitable. Les tiraillements au sein de la majorité nuisent au message.

  • - N'est-ce pas naturel qu'il y ait des tiraillements ? L'urgence est sanitaire mais aussi économique et sociale…

    - C'est évident mais je n'aime pas le manque de cohésion. Évidemment, tout le monde voudrait tout rouvrir tout, tout de suite. La difficulté, c'est le chemin pour y arriver. Moi, je voudrais que le jour où on rouvre un secteur, on puisse lui dire qu'il n'y aura pas de retour en arrière, parce nous avons maîtrisé la situation.

  • - Vous comprenez donc la réticence à rouvrir les métiers de contact et la difficulté à donner une perspective à l'horeca, la culture, etc. ?

    - Je comprends, même si je regrette un manque de justification et de pédagogie. Tout le monde comprend que les bars ou même les restaurants, où vous riez, où vous êtes en contact rapproché sans masque, sont hélas des lieux où le virus peut se transmettre. La justification pour les métiers de contact n'est pas convaincante. Cela risque de créer un sentiment d'injustice même si toute cette crise est une injustice et que la seule réponse possible est un soutien à la hauteur de la contrainte.

  • - Précisément, quel regard portez-vous sur les aides (droit passerelle, chômage temporaire, reports) ? Le fédéral a fait ce qu'il a pu ?

    - Sincèrement, on ne peut pas dire que rien n'existe. Le fédéral et les Régions ont cassé leur tirelire et emprunté massivement pour soutenir les secteurs impactés. Il faut continuer. Nous sommes comme à l'aube de la Bataille des Ardennes. Avec le vaccin, nous savons que nous allons vaincre, mais il reste une grosse épreuve à traverser. Puisque nous voyons le bout de la crise, ça vaut le coup de continuer les aides, même pour des gens qui sont fermés depuis mars ; je pense au monde de la nuit. Si nous laissons tomber en faillite les restaurants, les acteurs culturels… le choc social et économique sera beaucoup plus dur et plus durable. Je regrette quand même trois choses pour les aides. Elles devraient être, toutes, défiscalisées. Elles devraient être mieux contrôlées pour éviter les abus. Et elles sont souvent payées trop lentement.

    Tarification "probusiness"

  • - La Région bruxelloise, où Défi est dans la majorité, a fait le maximum ?

    - Elle a fait beaucoup par rapport à ses moyens qui sont très limités. Il n'y a malheureusement aucune solidarité entre les Régions et cela se fait cruellement ressentir. Bruxelles a raison d'élever la voix et de rappeler que son tissu économique est le poumon de tout le pays.

  • - À propos de Bruxelles, la tarification kilométrique doit être mise en œuvre avant 2024 ?

    - C'est dans l'accord de gouvernement ; ce serait donc normal. Cela dit, le projet qui est sur la table est vraiment une pièce à casser et réellement soumise à concertation. Nous voulons que les autres Régions s'y retrouvent. Nous voulons arriver à une fiscalité plus juste pour tous, qui remplace et annule les taxes de mise en circulation et de circulation dans tout le pays. En ce qui concerne les Bruxellois, une concertation aura lieu avec les forces vives, notamment économiques. Si la tarification fonctionne, elle sera "probusiness" parce que les embouteillages sont en train de tuer l'activité. Il ne faut enlever que 10 ou 15 % des voitures pour que les bouchons disparaissent.

  • - Si la Flandre et la Wallonie ne sont pas de bonne volonté, Bruxelles avancera seule ?

    - Ce serait s'exposer à des recours et attaques sans fin, devant des comités de concertation ou la Cour constitutionnelle. Nous devons arriver à un deal avec les autres Régions et à une grille socialement satisfaisante. Aujourd'hui, elle pénalise trop les personnes contraintes d'utiliser leur voiture.

  • - Revenons aux aides. Que mettre dans un plan de relance pour éviter une vague de faillites ?

    - Excellente question ! La première priorité, c'est de vacciner le plus vite possible pour pouvoir rouvrir au plus tôt. Quant au plan de relance, quelle que soit l'origine de l'argent – européen, belge, régional, public ou privé – nous plaidons pour des investissements dans des projets leviers. Améliorer la mobilité ou investir dans la formation a du sens, parce que ça va stimuler l'accès à l'emploi, la création d'entreprises et leur développement. Je crains la tentation de financer des dépenses inévitables, comme la rénovation des bâtiments scolaires. Oui, cela doit être fait, mais pas avec l'argent de la relance. Il doit renforcer l'économie et donc les entreprises.

    Les leçons de 2008

  • - Pour l'instant, tous les robinets sont ouverts. La situation budgétaire vous inquiète ou bien, vu les taux d'intérêt, on peut y aller ?

    - Nécessité fait loi. Nous avons deux chances dans notre malheur. D'abord le parapluie de l'euro. Je n'ose imaginer ce que cette crise aurait donné dans les années 1980. Ensuite, les taux d'intérêt très très bas, voire négatifs. Même le plus néolibéral des politiciens belges reconnaît qu'aujourd'hui, il ne faut pas regarder à la dépense. Si nous laissons tomber en faillite des entreprises saines avant la crise, le coût social et économique sera encore plus grand. Mais il serait faux de dire qu'emprunter ne coûte rien. Il faudra maîtriser la dette et la réduire. Après 2021, nous aurons encore cinq ou dix années difficiles.

  • - Cinq ou dix ans d'austérité ?

    - Nous devrons trouver un juste équilibre, en tirant les leçons de 2008. Après la crise financière, en Europe, nous avons été trop rigoureux et nous nous sommes relevés moins vite que les États-Unis et d'autres pays du monde. Nous devons éviter une austérité qui tue la relance, garder un environnement qui pousse les gens à oser se lancer et fonder leur propre boîte…

  • - Une septième réforme de l'État se profile en 2024. Vous avez déjà des priorités, des balises ?

    - Nous étions, je crois, le seul parti francophone à dire lors de la campagne 2019 qu'il faudrait une réforme de l'État en 2024 et à proposer que, pour une fois, elle se fasse sur une analyse rationnelle et non pas identitaire et financière. D'habitude, nos amis flamands ont des demandes d'autonomie et les Wallons et Bruxellois ont des demandes d'argent. C'est n'importe quoi. Dans tous les pays du monde, lorsqu'on réforme l'État, on essaie de dessiner des institutions qui répondent aux besoins des citoyens. Nous proposons d'évaluer le fédéralisme tel qu'il est : voyons ce qui marche et ce qui ne marche pas. Et faisons une analyse rationnelle avec les acteurs concernés, avec la société civile. Ne raisonnons pas entre politiques et en fonction d'un agenda identitaire nationaliste qui me semble complètement en dehors du coup. Alors, nous pourrons faire une réforme de l'État très différente de toutes les autres.

  • - À condition d'avoir une majorité des deux tiers et une majorité en Flandre… Pas évident !

    - Je peux me tromper mais je crois que chez nos amis flamands, à côté du Vlaams Belang et de la N-VA, il y a des gens très pragmatiques qui peuvent entendre que si une compétence est objectivement mieux gérée par le fédéral, autant la confier au fédéral. Nous devons pouvoir être rationnels.

    La démocratie n'est pas "sexy"

  • - Défi est un parti centriste ? L'adjectif vous convient ?

    - Pas trop. Géographiquement, c'est correct mais le mot renvoie à quelque chose d'un peu mou et d'assez peu proactif. Je voudrais trouver un positionnement plus net, qui fasse davantage référence à un centre de gravité qu'à un centre par défaut.

  • - Quelles sont les spécificités du parti ?

    - Défi est de gauche sur les libertés fondamentales, les droits humains et les matières éthiques, y compris les questions difficiles comme la migration, l'avortement, les droits des travailleurs du secteur du sexe, etc. Et nous sommes plus à droite sur les questions économiques et sociales. Nous sommes des libéraux au sens authentique du terme mais pour nous, la machine libérale ne sert à rien tant que des gens continuent à devoir dormir en rue ou à ne pas pouvoir s'alimenter correctement.

  • - Vous voulez toujours implanter Défi en Wallonie ?

    - Bien sûr ! Depuis 2014, nous sommes passés de 2 à 4 % des votes, de zéro à 75 élus communaux. Nous sommes dans plusieurs majorités locales. Pour peser dans un parlement, il faut 5 %. Nous n'en sommes vraiment pas loin. Avec du travail de terrain, j'ai confiance dans le fait que nous allons y arriver.

  • - Ce ne serait pas plus efficace et plus sûr de former un cartel avec un autre parti ?

    - Nous, le cartel, on a déjà donné ! Nous étions alliés au MR jusqu'en 2011 et nous ne portons pas plus mal depuis la rupture. Dans un cartel, vous avez toujours un rapport de force, et donc vous n'avez pas la maîtrise de ce qu'il se passe. Je sais que des forces socio-économiques souhaitent une union des forces du centre. Mais le programme d'un parti ne se réduit pas au socio-économique. Sur le plan des valeurs et de l'éthique, avec le CDH, il y a des obstacles qui paraissent difficiles à surmonter. Mais il ne faut jamais dire jamais.

  • - Je me trompe ou vous essayez de dire la vérité plutôt que de vous limiter à ce qui est favorable à votre parti ?

    - C'est aimable à vous de le voir et de le souligner. Notre monde privilégie les opinions simples, radicales. Je pense que Défi peut répondre à une attente en étant dans la nuance, en défendant ses convictions de façon constructive et respectueuse. Dire la vérité, ou ce que je crois être la vérité, est un pari risqué. C'est un pari de moyen et de long terme qui sera, je l'espère, payant.

Essayons, cette fois, de réformer l'État pour répondre aux besoins des citoyens.
  • - Vous essayez de renforcer une démocratie en danger ?

    - Cela paraît grandiloquent de le dire mais oui. La démocratie est fragile. Elle n'est pas "sexy". Les modèles identitaires, nationalistes ou religieux, les modèles communistes proposent une totalité séduisante. La démocratie est bricolage, discussions permanentes. Aucun système de gouvernement n'est éternel et quand je vois monter les populismes, je me dis qu'il ne faudrait pas grand-chose pour que certains empoisonnent l'esprit de la foule. Mais la démocratie, c'est ce qu'on fait de mieux et ça marche. Même en Belgique !

  • - Vous êtes inquiet ? Pessimiste ?

    - Pessimiste à court terme et optimiste à moyen et long termes. Nous avons un moment populiste difficile à affronter et c'est une des raisons pour lesquelles moi je suis entré en politique d'ailleurs. Mais je crois que malgré ses défauts, la démocratie apparaîtra comme la seule protection contre l'arbitraire. Pour cela, il faut que les partis continuent à s'ouvrir au monde et assurent une rotation. Nous devons être moins nombreux à faire de la politique toute notre vie. Il doit y avoir des allers-retours. Cela veut dire que tout citoyen doit pouvoir s'engager sans devenir "radioactif", sans être marqué à vie.

  • - Vous ne resterez pas en politique toute votre vie ?

    - Ah je suis sûr que non ! Je vais donner le meilleur de moi-même pendant dix ans, quinze ans, je ne sais pas… puis je partirai. La seule manière d'avoir plusieurs vies, c'est de séquencer son existence et d'oser faire plusieurs choses, que ce soit à la fois ou successivement.

Contexte

Défi

Le parti bruxellois qui ne veut plus l'être

Défi est l'héritier du FDF, créé en 1964 pour défendre les francophones à Bruxelles et en périphérie. De 1994 à 2011, le parti est en cartel avec le MR. En 2015, il change de nom et de ton, devient "libéral-social", défenseur d'une Belgique fédérale. Succédant à Olivier Maingain (24 ans de présidence !), François De Smet a renforcé le côté laïc et engagé pour les droits de l'homme de sa formation.

Avec 13,8 % des voix à Bruxelles en mai 2019 (- 1 %, dix élus), Défi est resté dans la majorité régionale. En Wallonie, son score de 4,1 % (+ 1,6 %) ne lui a pas permis d'entrer au parlement. Le parti compte deux députés fédéraux.

Autres interviews de la même catégorie

  • Thomas Deridder

    Directeur général de l'Institut Destrée

    Notre présent, c'est d'avoir une position dans le débat public sur la Wallonie mais aussi d'offrir de l'appui aux projets des entités publiques, par des outils tels que l'analyse préalable d'impact ou l'évaluation des politiques publiques. Et puis, il y a notre goût pour le futur. D’autres acteurs que nous, publics et privés, font de la prospective et c’est très bien : faire en sorte que toutes ces personnes se rencontrent est un chantier majeur pour moi.

    Lire la suite